Vu d’Europe, l’Afrique n’est qu’un grand Bantoustan
Les faits sont têtus. Au cours des dix dernières années, des milliers de jeunes hommes et femmes d’Afrique se sont noyés en Méditerranée. Des milliers d’autres sont ensevelis dans le Sahara, leurs os grillés par le soleil et leurs dépouilles happées par des tourbillons de sable. Fuyant leurs pays d’origine, ils se précipitaient vers des lieux où nul ne les attendait, mais où ils espéraient refaire leurs vies. Ils ont été stoppés net.
L’Europe ne veut tout simplement pas d’eux et l’a, par maints gestes aussi cyniques qu’inhumains, suffisamment fait savoir. Rien, cependant, n’arrêtera le flot tant que se poursuivra la collusion du Vieux continent dans la destruction active des conditions de vie en Afrique. Hier, il avait besoin de ces corps dorénavant superflus pour assécher les marécages, défricher les plantations, cultiver du tabac, du coton et de la canne à sucre, fabriquer du rhum ou creuser dans les mines du Nouveau monde. Des bateaux négriers sillonnaient les océans. À l’occasion, plusieurs millions d’hommes et de femmes en âge de travailler furent extraits d’Afrique. C’est ainsi que le continent rata sa révolution économique. L’on ne saura jamais combien furent noyés dans l’Atlantique, le premier cimetière marin de l’époque moderne. Cela dura plusieurs siècles, l’âge de la grande prédation par laquelle fut signée l’entrée de l’Afrique dans le capitalisme. L’Europe les achetait contre de la quincaillerie, ou alors elle se les procurait à l’encan, au terme d’homériques chasses à l’homme menées par des fournisseurs locaux.
C’était des esclaves. Aujourd’hui, qu’ils soient enchaînés comme autrefois ou non, aucun pays au monde ne veut d’Africains sur son territoire. L’Europe en particulier n’en veut absolument pas, ni en tant que refugiés ou persécutés, en quête d’asile et fuyant des contrées rendues inhabitables (souvent à cause des interventions occidentales ou de la complicité de l’Occident avec les satrapies locales), ni surtout en tant que victimes de la guerre économique et environnementale que les nations européennes mènent en terre africaine depuis des siècles. La où, néanmoins, des Africains finissent par s’implanter, tout est fait pour rendre leur présence invisible, leur existence précaire et leur vie insupportable. Il n’y a qu’à voir les violences psychiques qu’ils subissent au quotidien, les interminables contrôles au faciès, les incessantes chasses aux sans-papiers, les humiliations dans les centres de rétention, la vaste machine administrative qui permet chaque année de plonger des milliers d’entre eux dans l’illégalité, le chapelet des expulsions et déportations dans des conditions proprement ahurissantes, l’abolition progressive du droit d’asile et la criminalisation de l’hospitalité.
Que dire, par ailleurs, des yeux hagards et des corps menottés de jeunes noirs que l’on traîne dans les corridors des commissariats de police où ils se font abuser, d’où ils sortent avec, qui un œil poché, qui une dent cassée, la mâchoire brisée, le visage défiguré ? Il n’y a pas que cette furie de la persécution au quotidien, avec sa foule de migrants auxquels l’on arrache les derniers habits et les dernières couvertures en plein hiver, à qui l’on empêche de s’asseoir sur les bancs publics, à l’approche desquels l’on ferme les robinets d’eau potable. L’Europe a décidé non seulement de militariser ses frontières, mais de les étendre au loin. Celles-ci ne s’arrêtent plus en Méditerranée. Elles se situent désormais le long des routes fuyantes et des parcours sinueux qu’empruntent les candidats à la migration. Elles se déplacent au fur et à mesure des trajectoires qu’ils suivent. En réalité, c’est le corps de l’Africain, de tout Africain pris individuellement, et de tous les Africains en tant que classe raciale qui constitue désormais la frontière de l’Europe. Ce nouveau type de corps humain n’est pas seulement le corps-peau et le corps abject du racisme épidermal, celui de la ségrégation. C’est aussi le corps-frontière, celui-là qui trace la limite entre ceux qui sont des nôtres et ceux qui ne le sont point, et que l’on peut maltraiter impunément. L’Europe a décidé qu’elle n’est pas responsable de ces corps noirs, ni de la vie des candidats à la migration. Dans leur souci de braver les obstacles naturels que sont le désert et la mer, ces corps doivent, pense-t-elle, assumer le risque de leur propre péril. Mais de grâce, que ce péril qu’elle ne saurait voir advienne au loin, dans des tiers-lieux ou ne subsistera aucune trace du crime, dans des pays-tiers que l’on corrompt à l’occasion, à l’exemple de ceux du Maghreb transformés en garde-chiourmes. Elle cherche à atteindre cet objectif en reprenant à son compte le sentiment anti-nègre et en réactivant un imaginaire géoracial et géocarceral qu’avait peaufiné, il n’y a guère longtemps, l’Afrique du Sud à l’époque de l’Apartheid. Après l’avoir dépecée en 1884-1885, l’Europe veut, en ce début du XXIe siècle, transformer l’Afrique en un immense Bantoustan. Davantage encore, elle veut s’arroger le droit de déterminer unilatéralement quel Africain peut bouger et à quelles conditions, y compris à l’intérieur du continent lui-même. Or, d’ici à 2060, l’Afrique comptera parmi les régions les plus peuplées au monde. Le déclin démographique de l’Europe et de l’Amérique du Nord se poursuivra inexorablement. Le siècle ne sera pas seulement celui de la crise écologique et de l’accélération des vitesses. Il sera aussi caractérisé par un nouveau cycle de repeuplement de la planète.
Les migrations ne n’arrêteront point. Au contraire, la terre est à la veille de nouveaux exodes. Plus que par le passé, le gouvernement des mobilités humaines sera le moyen par lequel une nouvelle partition du globe se mettra en place. Les maîtres du monde de demain, ce sont ceux qui auront fait main basse sur les moyens de production de la vitesse et sur les technologies de la circulation. Ceux-là, seuls, pourront décider de qui peut circuler, qui ne devrait point bouger et qui ne devrait le faire qu’à des conditions de plus en plus draconiennes. Une ligne de fracture d’un genre nouveau et d’allure planétaire départagera l’humanité. Elle opposera ceux qui jouiront du droit inconditionnel de circulation et de son corollaire, le droit à la vitesse, et ceux qui seront exclus de la jouissance de ces privilèges ((par ailleurs types racialement)). Dans ce nouveau régime global de la mobilité, l’Afrique sera doublement lésée, de l’intérieur et de l’extérieur et les Nègres, transformés en une classe raciale stigmatisée, seront assignés à résidence en Afrique. C’est donc à l’avènement d’un nouveau régime de ségrégation planétaire que vise la politique européenne de lutte contre l’immigration. Celle-ci est, à plusieurs égards, l’équivalent de la politique des races d’hier. Afin que les Africains ne soient point transformés en rebuts d’une planète parsemée de miradors, l’Afrique doit devenir son centre propre, sa puissance propre, un vaste espace de circulation et un continent-monde. Comment traduire ces principes dans une nouvelle politique africaine de la mobilité sinon en relançant et en parachevant le projet de décolonisation ? Et d’abord, la décolonisation culturelle. Il faut en effet purger les Africains du désir d’Europe. Celui-ci ne saurait être, ni philosophiquement, ni culturellement, le tout de la condition africaine.
Ensuite, la décolonisation territoriale. Rien, historiquement, ne justifie la coupure du continent entre le nord et le sud du désert du Sahara. Davantage encore, aucun Africain ou personne d’origine africaine ne saurait être traité comme un étranger nulle part sur le continent. Débalkaniser cette partie du monde apparait de plus en plus comme l’une des conditions de protection des vies africaines menacées à travers le monde. Pour y parvenir, il est urgent de repenser de fond en comble le principe de la glaciation des frontières coloniales adopté par l’Organisation de l’unité Africaine en 1963. En consacrant leur intangibilité, l’on a fait des frontières héritées de la colonisation la pierre juridique qu’exploite l’Europe pour accélérer la « bantoustanisation » du continent. Tout comme le droit de choisir ceux qui doivent les diriger, le projet d’autodétermination exige que les Africains acquièrent le droit de circuler librement sur l’ensemble du continent. Un premier pas dans cette direction consisterait à généraliser l’octroi de visas à l’arrivée à tout voyageur détenteur d’un passeport africain. Sur le long terme, la libéralisation du droit de résidence doit compléter le droit de libre circulation des personnes. Pour le reste, la Banque africaine de développement devrait être convertie en banque de l’intégration africaine et ne plus financer que de grands projets visant à ouvrir le continent sur lui-même.
Achille Mbembe
Historien et politologue camerounais