Les dernières révélations de Global Witness et de la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique mettent en cause l’une des principales banques du Cameroun, Afriland First Bank, et sa filiale en République démocratique du Congo. Ces banques sont soupçonnées par les deux ONG d’avoir permis à Dan Gertler, milliardaire israélien et proche de l’ancien président, de contourner des sanctions américaines. Enquête sur un scandale qui pourrait avoir de sérieuses répercussions sur le système bancaire congolais.
« J’ai bondi quand j’ai vu les résultats de 2018 », explique un membre du conseil d’administration d’une banque concurrente. « Afriland est une petite banque au Congo. Elle justifiait ces résultats exceptionnels par des crédits avec des sociétés d’État, mais on savait que ça ne pouvait pas tout justifier. » À croire ses états financiers pour les années 2017 et 2018, que Radio France Internationale a pu consulter, les dépôts d’Afriland First Bank CD ont été multipliés par dix en deux ans.
Selon le rapport du cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers (PwC) chargé de leur certification, on retrouve parmi les principaux « comptes courants entreprises » de cette filiale de l’une des plus grandes banques camerounaises au moins trois sociétés accusées d’être liées au milliardaire israélien et ami de l’ancien président Joseph Kabila, Dan Gertler, sous sanctions américaines depuis décembre 2017 pour des soupçons de corruption en République Démocratique du Congo (RDC) : Ventora Development, Dorta Invest SA, Interactive Energy DRC SA. Cela n’empêche pas PwC de certifier ces états financiers comme conformes « aux principes comptables généralement admis en RDC et aux instructions et directives de la Banque centrale du Congo (BCC) ». Pourtant, jusque-là, les dépôts d’Afriland First Bank CD étaient modestes et « principalement constitués de comptes épargnes ».
La semaine dernière, Global Witness et la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF) ont mis en cause Afriland First Bank pour avoir permis à M. Gertler de contourner les sanctions du Trésor américain qui devaient depuis décembre 2017 l’empêcher de pouvoir faire des transactions en dollars. Ces deux ONG disent avoir identifié un réseau de prête-noms et sociétés-écrans liés à l’homme d’affaires israélien dont les comptes étaient alimentés en dizaines de millions de dollars en liquide, alors que la Banque centrale plafonne ce type de transactions à 10 000 dollars. Afriland First Bank s’est lancée depuis dans une contre-offensive médiatique, accusant Global Witness et PPLAAF « d’avoir utilisé des témoignages et des preuves falsifiés » pour finalement « ne lui imputer aucun délit. » « Ils ont publié tant en affirmant eux-mêmes qu’ils n’avaient aucune preuve de détourner des sanctions américaines, c’est inscrit à la page 8 du rapport », a expliqué l’un de ses avocats étrangers, le Français Me Éric Moutet, qui se trouve être aussi celui de l’Israélien Dan Gertler en France. « Il y a intention de nuire. On leur avait proposé d’avoir recours à des experts indépendants pour faire un audit de nos preuves, comme des leurs. »
Afriland, l’ami des chefs d’État et des bailleurs de fonds ?
L’affaire est d’autant plus grave pour la réputation d’Afriland First Bank que l’ombre de ce magnat du secteur minier en RDC plane sur plusieurs procédures ouvertes aux États-Unis, mais aussi en Grande-Bretagne ou depuis quelques semaines en Suisse. Il est soupçonné d’avoir servi d’intermédiaire entre son ami Joseph Kabila et de grands groupes étrangers comme le géant suisse Glencore ou le kazakh Eurasian Natural Resources Corporation et de leur avoir permis de mettre la main sur une partie des richesses du pays. Selon le Trésor américain, Dan Gertler aurait même causé plus d’un milliard de dollars de manque à gagner à l’État congolais entre 2010 et 2012 et plus encore depuis.
« Le patron camerounais d’Afriland First Bank (ndlr, le milliardaire camerounais Paul Fokam) a écrit des livres sur le développement de l’entrepreneuriat en Afrique, il a toujours réussi à attirer les bailleurs de fonds étrangers », explique un banquier congolais. L’organisme néerlandais de développement (FMO) détenait près d’un cinquième de ses parts à sa création. La Société financière internationale (IFC) de la Banque mondiale lui a octroyé, en 2015 et sur trois ans, 15 millions de dollars pour financer des prêts aux petites et moyennes entreprises africaines. « Pourtant, le business model de Fokam est connu partout, il fréquente les chefs d’État, mais c’est ce que font la plupart des banques panafricaines qui veulent mettre un pied dans des pays comme le Congo. »
Paul Fokam a su se rendre indispensable en reprenant pour officiellement quelque 40 millions de dollars en juin 2017 les dépôts et actifs sains d’une des deux banques en faillite en RDC : la First Internationale Bank (Fibank). C’est avant Dan Gertler et les sanctions américaines, mais pour ce banquier congolais, c’était déjà un geste envers l’ancienne famille présidentielle. « La Fibank, c’est presque le cas typique. Pour pénétrer plus facilement le marché, l’actionnaire gambien (ndlr, First Bank Limited) s’est associé à un partenaire local, dont les intérêts étaient représentés par le président du conseil d’administration qui n’était autre que “l’oncle” de Joseph Kabila Didier Kazadi Nyembwe (Ndlr, ancien conseiller sécurité de Laurent-Désiré Kabila et ex-administrateur général de l’Agence nationale des renseignements) », raconte-t-il. « En reprenant cette banque, Fokam a rendu service à la BCC et aux actionnaires de la Fibank, les Gambiens ne voulaient plus boucher les trous de la mauvaise gestion de la partie congolaise, il fallait éviter l’humiliation d’une procédure judiciaire comme celle qui était arrivée à la BIAC, l’autre banque qui était en faillite à l’époque. » Pour l’avocat d’Afriland First Bank, Me Moutet, « il n’y a rien d’extraordinaire dans cette opération commerciale, le cantonnement de la reprise des actifs sains par une banque qui reste un commerçant, c’est banal. »
L’opération s’est avérée sans risque pour Afriland First Bank, sa réputation est restée intacte et les trop nombreux actifs douteux qui avaient plombé les comptes de la Fibank sont restés à la charge de la BCC et de son liquidateur. « C’est ce qui est malsain avec le secteur bancaire congolais », commente Jean-Jacques Lumumba, ancien banquier et lanceur d’alerte congolais. « La Banque centrale n’avait pas exigé de la Fibank qu’elle atteigne le minimum de capital requis par la loi ni d’ouvrir son capital à d’autres actionnaires en raison de cette proximité et personne ne sait si ces crédits toxiques ont été remboursés. Les actionnaires qui étaient responsables de la faillite n’ont rien eu à payer. »
Les «clients privilégiés» de la direction
À Afriland First Bank CD, on se souvient de 2018 comme de l’année où le 13e mois avait enfin été payé. « J’étais employé depuis des années, on avait toujours manqué de liquidité, comme de capital, même si c’était la filiale d’un grand groupe camerounais », raconte un ancien salarié. « Cette année-là, on était contents, mais on savait que quelque chose n’allait pas, il y a eu plusieurs alertes sérieuses à partir de février 2018, mais la maison mère n’est jamais venue vérifier. Dan Gertler et sa femme avaient un compte à la banque, malgré les sanctions. Même la progression fulgurante des dépôts au sein de sa filiale aurait dû lui poser question. »
« En 2018, la situation avait brusquement changé », confirme un ancien cadre de cette banque. « On
savait qu’il existait des clients privilégiés dont les dossiers
physiques d’ouverture de comptes n’arrivaient jamais aux archives, mais
restaient dans les bureaux de la direction. C’était évident pour nous
qu’il y avait un lien entre tous ces Israéliens. » Même si ce dernier reconnaît que pour les opérations « délicates », il était difficile de faire confiance « aux caissiers, comptables et auditeurs qui ne sont payés qu’une poignée de dollars » pour en gérer des millions. « Un
patron peut décider de garder certaines opérations confidentielles pour
un temps, mais quand ça dure, qu’il n’y a pas de gestionnaire de
comptes désigné, que les organes internes de contrôle sont écartés et
que beaucoup de dépôts se font en liquide, on sait tous ce que ça veut
dire », conclut-il.
La trop grande liquidité du système bancaire congolais
Chez plusieurs concurrents d’Afriland First Bank, des banquiers reconnaissent avoir été confrontés aux mêmes problèmes. « Tous les comptes corporate en RDC ont des relations avec des patrons de banque et ont suffisamment de contacts politiques pour obtenir des dérogations, y compris de la Banque centrale », explique un membre de conseil d’administration d’une banque rivale. « Dans le secteur minier, certaines entreprises travaillent avec des creuseurs artisanaux, ça représente des millions de dollars en liquide et pas moyen d’avoir une facture », justifie-t-il.
Ce sont les mêmes types de raisons qui ont été données pour expliquer que 35 millions de dollars aient pu être retirés en liquide d’un compte logé à la Rawbank, l’une des principales banques du pays, dans le cadre de l’exécution d’un marché public pour la construction de maisons préfabriquées du programme d’urgence du président Félix Tshisekedi. Pour ne pas avoir su justifier la destination de cet argent, l’homme d’affaires libanais, Samih Jammal, a été condamné en première instance par la justice congolaise à 20 ans de travaux forcés, une peine pour laquelle ses avocats ont fait appel.
« Depuis le début du procès en mai, on sent quand même que toutes les banques ont peur, y compris la mienne. Elles se mettent à déclarer tous les versements supérieurs à 10 000 dollars, la limite légale », assure le membre du conseil d’administration. Même l’Association congolaise des Banques (ACB) a menacé d’exclure certains de ses membres, avant de prétexter de la pandémie de Covid-19 pour ne pas prendre de décisions. La Banque centrale s’est, elle, contentée de rappeler sa directive en la matière. « Il faut reconnaître que c’est comme ça que ça se passe ici, quel que soit le scandale dans laquelle une banque est impliquée, il n’y a jamais de sanctions », finit-il par admettre.
Ce sont les mêmes types de raisons qui ont été données pour expliquer que 35 millions de dollars aient pu être retirés en liquide d’un compte logé à la Rawbank, l’une des principales banques du pays, dans le cadre de l’exécution d’un marché public pour la construction de maisons préfabriquées du programme d’urgence du président Félix Tshisekedi. Pour ne pas avoir su justifier la destination de cet argent, l’homme d’affaires libanais, Samih Jammal, a été condamné en première instance par la justice congolaise à 20 ans de travaux forcés, une peine pour laquelle ses avocats ont fait appel.
« Depuis le début du procès en mai, on sent quand même que toutes les banques ont peur, y compris la mienne. Elles se mettent à déclarer tous les versements supérieurs à 10 000 dollars, la limite légale », assure le membre du conseil d’administration. Même l’Association congolaise des Banques (ACB) a menacé d’exclure certains de ses membres, avant de prétexter de la pandémie de Covid-19 pour ne pas prendre de décisions. La Banque centrale s’est, elle, contentée de rappeler sa directive en la matière. « Il faut reconnaître que c’est comme ça que ça se passe ici, quel que soit le scandale dans laquelle une banque est impliquée, il n’y a jamais de sanctions », finit-il par admettre.
Pourtant, la Banque centrale du Congo est aujourd’hui largement mise en cause. « Quand vous voyez arriver une mission de contrôle de la BCC, on vous demande toujours la prise en charge des contrôleurs et de là dépend le contenu du rapport », accuse le membre de conseil d’administration d’une des banques rivales d’Afriland First Bank. « Ils disent manquer de moyens quand chaque banque reverse chaque année 0,6% de ses dépôts tous les ans pour payer les frais de contrôle et ça représente des dizaines de millions de dollars. » L’autre banquier se souvient d’avoir été confronté aux mêmes types de pratique. « On a tous vécu ça, les auditeurs qui traînent dans les bureaux à la recherche de commissions. Mais il n’y a pas qu’un problème de corruption, il y a aussi un problème de compétences. C’est pour ça qu’au sein de l’Association congolaise des Banques, certains plaident depuis des années pour la création de notre propre centrale des risques, mais la BCC a jusqu’ici refusé. »
Sous la menace du régulateur américain
Global
Witness et PPLAAF expliquent qu’une partie de leur enquête se base sur
des documents et informations transmises par des lanceurs d’alerte « qui ont pris de très gros risques ».
L’ancien banquier de la BGFI, Jean-Jacques Lumumba, a été l’un des
précurseurs. Pour protester contre les mêmes méthodes de gestion dans sa
banque, il avait claqué la porte en emportant une partie de ses
archives pour dénoncer des comportements similaires. « La RDC a tous les textes adéquats pour avoir un système bancaire sain, mais ce qui fait défaut, c’est la surveillance », explique-t-il. « Il
y a un sérieux problème d’identification. Un Monsieur Dan Gertler peut
ouvrir un compte avec un passeport et en ouvrir un autre avec une carte
d’électeur congolais. Les banques commerciales n’ont officiellement pas
de système de partage d’informations sur les risques et préfèrent les
ignorer. Quant à la Banque centrale, elle ne fait pas respecter ses
propres directives. Les autorités congolaises devraient renforcer sa
mission de contrôle ou penser à l’externalisation de cette mission
primordiale pour la fiabilisation du système bancaire congolais. »
Pour
cet ancien banquier, comme pour plusieurs autres acteurs et experts du
secteur bancaire congolais interrogés par RFI, la récente mise en cause
d’Afriland First Bank par les ONG, comme celle de la Rawbank par la
justice congolaise dans le cadre du programme des 100 jours, devrait
entraîner des réformes profondes dans la gestion de la politique du
risque et de contrôle en RDC, que ce soit de la part des banques
privées, de la Banque centrale, de l’État congolais, comme des bailleurs
de fonds internationaux. « Ces deux affaires pourraient avoir un impact dramatique pour tout le secteur », renchérit un de ses collègues toujours en activité. « L’Association
congolaise des banques a fait deux missions en 2017 et 2019 pour tenter
de rassurer le Trésor américain sur notre capacité à lutter contre le
blanchiment et la corruption. Depuis deux ans, on vit sous la menace
permanente de perdre nos banques correspondantes en dollars. »
La
plupart des grandes banques étrangères refusent de travailler avec le
réseau bancaire installé en RDC, en raison de ses difficultés à prouver
l’origine de ses fonds. C’est l’une des raisons d’être de banques comme
Afriland First Bank CD qui sert d’intermédiaire avec sa maison mère et
des banques marocaines, comme la BCME – à travers sa filiale
parisienne – et Attijariwafa, pour permettre à des clients de la RDC de
continuer à mener des opérations en dollars ou même en euros, malgré la
mauvaise réputation du système bancaire congolais.
La gestion de
la politique du risque est d’autant plus aiguë que la RDC vit depuis
plus de trente ans dans une économie dollarisée où même les transactions
en dollars entre des banques installées au Congo transitent par les
États-Unis. « Toutes les banques africaines représentent à peine 1% des transactions en dollars pour le système bancaire américain », explique encore un banquier congolais. « Mais
c’est l’un de ses plus gros risques. Pour une histoire comme celle de
Gertler, le régulateur américain peut faire payer à une banque
américaine des milliards de dollars d’amendes. »
Droits de réponse
Pour l’avocat d’Afriland First Bank, Me Éric Moutet,« les accusations des ONG portent sur des éléments spécifiques liés à une pseudo-violation des sanctions américaines, sans aucun rapport avec la problématique globale des bonnes pratiques bancaires en RDC. Les personnes que nous soupçonnons d’avoir fourni ces fichiers falsifiés n’ont pas émis aucune alerte interne ou institutionnelle, et notamment la Banque centrale, et qu’ils ont communiqué leurs éléments aux ONG et quitté le territoire congolais. »Me Moutet rappelle qu’une plainte a été déposée en France contre les deux ONG et qu’une plainte sera bientôt déposée en RDC contre les deux présumés lanceurs d’alerte.
Dans un communiqué publié ce jeudi 9 juillet 2020, l’Association congolaise des Banques (ACB) a réaffirmé« son engagement à maintenir les meilleures pratiques bancaires au sein de ses membres », elle annonce la « refonte de ses statuts pour les rendre plus contraignants tout en demandant aux banques congolaises de mener des audits indépendants sur leurs systèmes de conformité »et se dit consciente « du caractère incontournable du dollar américain dans le système financier congolais ». Elle rappelle également que la Banque centrale« avait déjà mis en place un cadre réglementaire conforme aux recommandations du GAFI (ndlr, Le groupe d’action financière de l’OCDE) et du comité de Bâle »et émis de nouvelles recommandations.« Le récent rappel de l’autorité de régulation sur les opérations en espèces supérieures au seuil de 10 000 dollars (…) rentre dans cette dynamique qui vise à promouvoir de saines pratiques dans les banques congolaise », peut-on lire dans ce communiqué. RFI