Une notion prend de plus en plus racine dans le champ politique et juridique camerounais au point de s’inviter à nouveau dans le projet de code des collectivités territoriales décentralisées (art. 246 et 307), en discussion au Parlement (session extraordinaire convoquée le 13 décembre 2019) : c’est le monème autochtone. En poison lent, il déchaine les passions tout autant qu’il sape les principes constitutionnels de la République du Cameroun et les fondements spirituels de sa nation en construction, le vouloir vivre ensemble.
L’indifférence des uns devant le désir de revanche des autres, probablement frustrés de perdre le contrôle de la terre, a laissé prospérer depuis longtemps un antonyme à l’autochtone, « l’allogène envahisseur », terme pour le moins péjoratif et stigmatisant. Cette vision manichéenne simplificatrice a fini par occulter les véritables peuples autochtones du Cameroun. Qui sont-ils, serait-on alors tenté de demander ?
Beaucoup serait surpris de savoir que 10% environ des 20 millions estimés de Camerounais sont considérés comme peuples autochtones (BIT, 2015) et qu’ils se répartissent entre les autochtones de la forêt, minoritaires, les « Pygmées » ( Baka, Bakola, Bagyéli, Bedzang) et les éleveurs nomades Mbororos, majoritaires et disséminés sur le territoire (Extrême-Nord, Adamaoua, Est, Nord-ouest, Ouest). Loin de relever d’une auto-proclamation, nos autochtones ont été reconnus comme tels par le droit international sur la base de critères cumulatifs d’identification préétablis contenus dans des textes à caractère contraignant (Convention n°169 OIT relative aux droits des peuples indigènes ou autochtones de 1989) et non contraignant (Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) de 2007) ; ces critères au demeurant ont été repris par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples.
A les scruter, ils donnent à voir que les Pygmées et Mbororos sont désignés autochtones parce qu’ils présentent une continuité historique dans leurs racines territoriales. Autrement dit, sans discontinuer, leurs ancêtres ont toujours habités le pays ou une région géographique du Cameroun, et nulle part ailleurs avant la colonisation.
Pour l’heure, malgré les exhortations (Commission africaine) appelant le Cameroun à harmoniser sa législation avec les normes universelles et régionales en adoptant une loi spécifique pour la protection de nos peuples autochtones, le pouvoir politique semble lui préférer une logique de rapport conflictuel entre les Camerounais en tentant d’opérationnaliser le concept d’autochtone à travers les lois décentralisatrices depuis 2004.
Sur le plan sociopolitique, une telle tentative entretient la confusion avec les concepts de minorité et de primo arrivant. Et même à considérer dans un moment d’égarement les trois termes comme interchangeables, on doit à la vérité de dire que les instruments juridiques universels et régionaux protègent les minorités en tant que peuple, c’est-à-dire en tant que collectivité humaine ou groupe spécifique, et cela par la reconnaissance à son bénéfice du droit à la préservation de son identité culturelle face au risque d’assimilation de la majorité ; mais la protection d’un peuple en tant que minorité n’autorise pas au bénéfice de ses membres un droit individuel à la discrimination positive dans le champ électoral, les seuls concernés aujourd’hui par une telle mesure réparatrice des inégalités étant les handicapés et les femmes dont on s’en préoccupe hélas très peu au Cameroun .
Sur le plan juridique interne, la notion d’autochtone introduite dans les lois décentralisatrices s’en trouve non seulement dévoyée mais plus encore, viole la Constitution pour deux raisons : primo, elle ne s’y adresse pas aux personnes identifiées comme autochtones au Cameroun que le politique a voulu un temps (2009) noyer dans le concept de « populations marginales » ; deuxio, la notion ainsi dévoyée viole les principes fondamentaux de notre État républicain un, indivisible et démocratique, à savoir les principes d’égalité et de souveraineté nationale.
La Constitution exige en effet que toute élection politique soit régie par les règles issues notamment de son article 2, lequel s’applique pour l’expression des suffrages. À la lecture dudit article, le Cameroun a fait le choix de la « souveraineté nationale » que le constituant a pris soin de faire appartenir au « peuple camerounais ». Et avec la force du détail, la Constitution apporte les précisions selon lesquelles « aucune fraction du peuple ni aucun individu » ne peut s’attribuer l’exercice de cette souveraineté et mieux encore, les autorités en charge de l’État doivent tenir leur pouvoir par voie d’élection au « suffrage universel ».
Dès lors, inscrire aux articles 246 et 307 du projet de Code des collectivités territoriales décentralisées que le Maire de la Ville (ex-délégué du gouvernement) et le Président du Conseil régional doivent être des personnalités « autochtones » de la région, c’est discriminer entre les éligibles des conseils municipaux des communes d’arrondissement ( maire de la ville) ou de l’organe délibérant de la Région (président du Conseil Régional), ce qui est expressif d’un suffrage censitaire puisque en cette circonstance, les soi-disant allogènes desdites assemblées se voient retirer leur droit à être éligible. Par cela, le mode de choix du Maire de la Ville et du Président du Conseil régional devient discriminatoire, portant ainsi atteinte au principe constitutionnel d’égalité des droits politiques reconnu à chaque Camerounais qui emporte l’égale admissibilité aux places, offices et dignités publics ou politiques sans autre distinction que celle de la capacité, de la vertu et du talent de chacun. Ce faisant, sous couvert d’une approche erronée de l’autochtonie, on situe tout simplement l’ethnie ou la tribu au-dessus de la citoyenneté, posture bien curieuse en République mais qui a au moins un mérite : celui de montrer que certains réflexes de notre passé monopartisan font de la résistance au point de vouloir vider notre démocratie d’une partie de sa substance pour que le Camerounais ne soit pas citoyen à part entière quel que soit l’endroit où il se trouve sur le territoire national. Pourtant c’est au regard de ses vertus que le constituant a fait le choix de la démocratie comme moyen de développement de notre pays ; la contingenter à travers le code de la décentralisation par des considérations ethniques reviendrait à ouvrir la voie à un Cameroun éclaté, un Cameroun de communautés juxtaposées, à une époque où le métissage est célébré en tant que valeur parce que de nature à favoriser la construction d’une société de progrès, de paix et de coexistence pacifique. Le temps du panafricanisme où les fils de ghanéens, de Biafrais ou de togolais devenaient Camerounais jusqu’à se revendiquer « autochtone » est-il révolu ou alors veut-on seulement exorciser la peur d’un ennemi intérieur imaginaire ?
Pendant ce temps nos véritables autochtones voient leur patrimoine menacé, patrimoine de tous par ailleurs, et souffrent aussi bien dans leur chair que dans leur âme de l’absence d’adoption d’une législation reconnaissant le droit au respect de leur culture, de leur mode de vie ancestrale, leur droit à la terre et aux ressources naturelles sur les terres qu’ils occupent et qui font l’objet bien souvent d’accaparement illégaux, en complicité avec une élite corrompue, de grandes entreprises forestières, agricoles et d’extraction minière. Dès lors, il est fort pertinente de se poser la question de savoir si cette situation confuse n’est pas entretenue et dans l’affirmative à qui profite-t-elle ?
Certainement pas au peuple camerounais atteint chaque jour dans sa cohésion. En effet, on brise progressivement la solidarité générationnelle et communautaire tant nécessaire à la construction de la nation camerounaise quand on incline nos citoyens à se projeter avant tout comme autochtones et allogènes. On favorise ainsi le repli identitaire et le préjugé dans un contexte où le métissage doit être encouragé car susceptible de créer un Camerounais nouveau transcendant les tribus, vecteur d’une paix durable et susceptible sinon de faire disparaitre du moins de réduire à sa portion congrue la surenchère clientéliste.
Pr WANDJI K.
Enseignant-chercheur aux Universités de Douala et de Nantes.
17 décembre 2019