L’année 2019 a été marquée par des mouvements populaires sans précédents depuis des décennies dans de nombreux pays de la planète. De l’Algérie au Soudan en passant par le Liban, la France ou Haïti ces mouvements mettent en action des millions de manifestants. Dans la même année les coups d’Etat et offensives réactionnaires se sont multipliés, de même que les tentatives d’instrumentalisations et de détournements des grands mouvements populaires. La perception chronologique de ces luttes que diffusent les médias empêche de prendre la mesure des enjeux communs que signifient ces mobilisations. De même la prégnance d’une grille de lecture euro-centrique masque l’entrée dans une nouvelle séquence historique du système impérialiste mondial et la reprise de l’initiative populaire qui l’accompagne. Comment comprendre ce nouveau cycle de lutte ? Peut-on les relier à une base matérielle commune ? Sont-elles déconnectées des discours idéologiques dominants ? Etc.
Mondialisation capitaliste et prolétarisation du monde
Les discours dominants sur la « mondialisation » et/ou la « globalisation » présentent celle-ci comme le résultat des progrès des sciences et des techniques mettant en interactions inédites les différents espaces de la planète. Les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication auraient, selon ce roman idéologique international mis en obsolescence les Etats-nation, rendu caduque les « grands récits » de l’émancipation (socialisme, anticolonialisme, anti-impérialisme, etc.) et abolit la lutte des classes. Un tel discours masque la nature de cette mondialisation et son origine. Loin d’être une conséquence logique des progrès techniques, la dite « mondialisation » est le résultat des stratégies des grandes puissances impérialistes de la triade (Etats-Unis, Union Européenne et Japon) pour le repartage du monde.
Nous ne sommes pas en présence d’une « mondialisation » mais d’une « mondialisation capitaliste » reproduisant et accentuant la division du monde en centres dominants et périphéries dominées à l’échelle mondiale et la polarisation des classes sociales dans chacun des pays. De nature capitaliste, ayant pour cause des décisions politiques et économiques précises (par le biais du G8, du FMI, de la Banque Mondiale, de l’Organisation Mondiale du Commerce, etc.) la « mondialisation » signifie une offensive généralisée contre tous les conquis sociaux et politiques des peuples depuis la fin de la seconde guerre mondiale, rendue possible dans le contexte de disparition des équilibres et des rapports de force issue de la seconde guerre mondiale et de la décolonisation. La disparition du monde bipolaire avec la fin de l’URSS a été perçue et analysée comme une opportunité par les classes dominantes pour débarrasser la logique capitaliste et impérialiste de toutes les concessions arrachées par les luttes populaires du vingtième siècle. Le projet de retour à une logique capitaliste et impérialiste « pure » est devenu le cri de ralliement de ces classes dominantes et l’ultralibéralisme en est la traduction économique. Les mouvements populaires massifs qui secouent la planète constituent, indépendamment de leur diversité et de la spécificité des déclencheurs nationaux, une tentative de s’opposer à cette contre-révolution programmée. Si les déclencheurs de chaque révolte sont spécifiques, les causalités sont, elles, largement communes : le refus de la paupérisation massive que suscite ladite « mondialisation ». La prise en compte de la base matérielle des révoltes actuelles est incontournable pour comprendre notre époque.
Loin d’être des seulement des mouvements pour la « démocratie », contre le « système » ou pour la « liberté », ces mouvements populaires massifs reflètent, selon nous, un mouvement sans précédent de prolétarisation du monde produite par cette « mondialisation. Cette dernière se déploie en effet sous la logique de la disparition des entraves à la libre circulation des capitaux, à la destruction des obstacles à la liberté du commerce, à l’éradication des freins douaniers et des « pesanteurs » législative à la « libre concurrence ». Derrière ces formules ressassées à longueur d’antenne dans nos médias se cache tout simplement une dérégulation généralisée ayant pour moteur la baisse des coûts de main d’œuvre comme mécanisme de hausse du taux de profit. Les pays dominés de la périphérie ont été « préparés » à ce processus par les plans d’ajustement structurel qui leur ont été imposé par le FMI et la Banque mondiale durant les trois dernières décennies. Pour accéder au crédit ces périphéries ont été contraintes de liquider leurs protections douanières, de libérer les prix, de privatiser les services publics, de facilité l’investissement étranger, etc. Les conséquences sont aujourd’hui évidentes : une désindustrialisation dans les centres impérialistes du fait des délocalisations massives et une prolétarisation dans les périphéries dominées avec comme point commun une paupérisation des classes populaires.
Seule la prégnance d’une vision euro-centriste entretenue par les médias dominants a pu faire apparaître ce vaste mouvement de redistribution des forces de travail comme étant le signe de la fin de la classe ouvrière et de la lutte des classes, comme la preuve de l’entrée dans une société postindustrielle, comme l’indicateur d’une mutation profonde du capitalisme. Or non seulement la classe ouvrière ne diminue pas mais elle augmente pour peu que le regard ne se centre pas seulement sur les centres impérialistes mais s’élargit à l’ensemble de la planète. Quelques chiffres suffisent à le démontrer : En 1950 la part des ouvriers de l’industrie travaillant dans un pays de la périphérie dominée était de 34 %. Cette part est de 53 % en 1980 et de 79 % en 2010 (soit en chiffre absolu 541 millions d’ouvrier contre 145 millions dans les pays du centre). Le transfert de main d’œuvre est encore plus important si on centre l’analyse sur le travail de manufacture : « 83 % de la main d’œuvre de manufacture dans le monde vit et travaille dans les pays du Sud[i] » résume l’économiste John Smith. Et cette hausse de la part des pays de la périphérie s’est déployée sur fond d’une hausse importante de la « main d’œuvre mondiale effective » entre 1980 et 2006 selon les propres chiffres du FMI[ii]. Celle-ci est passée de 1.9 milliard en 1980 à 3.1 milliards en 2006.
Dans son excellent ouvrage « Modernité, religion et démocratie. Critique de l’eurocentrisme, critique des culturalismes[iii] », Samir Amin a synthétisé le lien entre le développement à un pôle de la planète et le sous-développement à un autre pôle. Cette polarisation mondiale du passé connaît aujourd’hui un nouvel âge se traduisant par une prolétarisation du monde. Dans le même temps où il accroît la classe ouvrière des pays périphériques, le capitalisme détruit les emplois agricoles de ces pays. L’ouverture des marchés et la libéralisation du commerce extérieur imposée par les plans d’ajustement structurel a ainsi fait chuter la part de l’emploi agricole dans la population active des pays périphériques de 73 % en 1960 à 48 %[iv] en 2007. Hausse sans précédent du nombre de travailleurs industriels et hausse tout aussi impressionnante du nombre de chômeurs s’entassant à la périphérie des grandes agglomérations du fait de la destruction des agricultures et de l’exode rural qui en découle, sont les deux caractéristiques de la prolétarisation des pays périphériques dominés. Dans les pays du centre impérialiste la situation n’est guère meilleure. Contrairement au mythe d’une « économie de service » prenant le relais d’une « économie industrielle » la baisse des emplois industriels se traduit par un chômage structurel grandissant. Ici aussi nous sommes en présence d’une prolétarisation. D’Alger à Paris et de Khartoum à Beyrouth, des Gilets Jaunes aux Hiraks[v], c’est cette prolétarisation qui se traduit dans les colères populaires massives de l’année 2019.
Les débats sur l’immigration, les politiques répressives qui les accompagnent et les drames humains qui en découlent sont au service de cette prolétarisation du monde. Les barrières à l’immigration sont d’une rigueur sans précédent dans l’histoire du capitalisme. La « surpopulation » des pays périphériques ne pouvant pas migrer vers les pays du centre s’accumule dans des bidonvilles géants[vi] qui ne sont pas sans rappeler les descriptions des logements que faisait Engels en 1845 pour la classe ouvrière anglaise[vii]. Les restrictions à l’émigration visent à maintenir captive cette « surpopulation » afin qu’elle reste disponible pour les emplois de la délocalisation massive. Les fermetures armées des frontières ne reflètent aucune crainte d’un « grand remplacement » mais traduisent un calcul économique froid transformant la méditerranée et la frontière mexicaine en cercueils géants. Le comble du cynisme est atteint avec le discours sur « l’immigration choisie » qui n’est rien d’autre que le choix de vider les pays périphériques de leurs travailleurs qualifiés sans supporter les coûts de formation de cette force de travail complexe. Ici aussi les chiffres sont parlants comme en témoigne une étude de 2013 portant sur la « fuite des médecins africains » vers les Etats-Unis : « La fuite des médecins de l’Afrique subsaharienne vers les Etats-Unis a démarré pour de bon au milieu des années 1980 et s’est accéléré dans les années 1990 au cours des années d’application des programmes d’ajustement structurel imposé par […] le Fond Monétaire International (FMI) et la Banque mondiale[viii]. » Les médecins algériens ou moyen-orientaux dans les hôpitaux français témoignent du même processus en Europe.
« Fuite des cerveaux », hausse de la paupérisation au centre et encore plus à la périphérie, politiques migratoires restrictives et multiplications des assassinats institutionnels de masse en méditerranée et à la frontière mexicaine sont des facettes indissociables de ladite mondialisation. C’est ce que rappelait Fidel Castro à Durban en 1998 :
La libre circulation du capital et des matières premières que l’on nous annonce doit également s’appliquer à ce qui doit impérativement continuer de dominer tout le reste : les êtres humains. Finis, ces murs maculés de sang comme celui que l’on est en train de construire le long de la frontière américano-mexicaine, où des centaines de personnes perdent la vie chaque année. Il faut mettre un terme à la persécution des migrants ! C’est la xénophobie qui doit cesser, pas la solidarité ![ix]
De l’exploitation à la surexploitation
La prolétarisation de la périphérie dominée ne lui a apporté aucune amélioration. La baisse du pouvoir d’achat des travailleurs des centres impérialistes ne s’est pas traduite par une hausse de celui des travailleurs de la périphérie mais par une hausse des profits. Elle signifie le passage d’une exploitation de la force de travail à une surexploitation ou encore le passage de la domination d’une forme de plus-value à une autre. Revenons sur ces concepts de Marx qui restent incontournables pour comprendre le monde barbare contemporain.
Marx, rappelons-le, considère que la force de travail est sous le capitalisme une marchandise qui comme toutes les autres a une valeur correspondant à la quantité de travail nécessaire à la production des biens permettant sa production et sa reproduction (nourriture, logement, vêtement, formation, etc.). Cette valeur a une expression monétaire qui est le salaire réel. Par ce salaire, le capitaliste achète le droit d’utiliser cette force de travail pour une certaine durée. Cette durée permet à la fois de produire l’équivalent du salaire de l’ouvrier et une survaleur (la plus-value) qui se transformera en profit au moment de la vente des marchandises produites. Chaque journée de travail se divise en conséquence en deux durées : le travail nécessaire (correspondant au salaire) et le surtravail (correspondant à la plus-value). L’intérêt du capitalisme est donc de maximiser le surtravail ou de minimiser le travail nécessaire. L’exploitation pour notre auteur désigne ce surtravail ou cette plus-value. Même quand le salaire est payé à son prix, il y a donc exploitation. Le second apport de Marx est d’avoir formalisé les moyens par lequel le capitaliste tente de maximiser le surtravail ou la plus-value. Il en étudie en particulier deux qu’il appelle « plus-value absolue » et « plus-value relative » La première est maximisée par l’allongement de la journée de travail et la seconde en augmentant la productivité des travailleurs.
Si Marx n’étudie longuement que ces deux formes, cela ne signifie pas qu’il n’y en a pas d’autres. Il s’en explique à de nombreuses reprises en précisant qu’il pose une hypothèse : celle que la force de travail est payée à sa valeur. Autrement dit son objectif est d’analyser la logique du système capitaliste (indépendamment des formes concrètes qu’il prend dans tel ou tel pays ou à telle ou telle époque) et non le capitalisme réellement existant. Ce dernier n’hésite pas, à chaque fois que le rapport de force le lui permet, à faire baisser le salaire en dessous de la valeur de la force de travail c’est-à-dire en dessous du minimum nécessaire pour vivre dignement. « La grandeur du surtravail, souligne Marx, [ne pourrait s’allonger] que par la réduction du salaire du travailleur au-dessous de la valeur de sa force de travail. […] Or, quoique cette pratique joue un rôle des plus importants dans le mouvement réel du salaire, elle n’a aucune place ici où l’on suppose que toutes les marchandises, et par conséquent aussi la force de travail, sont achetées et vendues à leur juste valeur[x]». Tout le chapitre 8 du volume premier du capital est consacré à des exemples concrets de situations où la force de travail est rémunérée en dessous de sa valeur avec en conséquence « l’épuisement et la mort précoce de cette force[xi] ». Dans ces situations nous ne sommes plus en présence simplement d’une exploitation mais face à une surexploitation.
Parmi les exemples donnés par Marx, deux revêtent une actualité importante dans le contexte de mondialisation capitaliste actuel. Le premier est celui des forces de travail immigrées fortement touchées par la surexploitation et le second est celui des situations esclavagistes, coloniales et semi-coloniales dans lesquelles la surexploitation est la règle. Le premier exemple conduira Marx à insister sur l’importance pour les syndicats de « s’occuper avec le plus grand soin des intérêts des métiers les plus mal payés » afin de contrer la désunion des ouvriers « engendrée et perpétuée par la concurrence inévitable qu’ils se font les uns aux autres.[xii] ». Le second le mènera à une dénonciation de plus en plus virulente de l’esclavagisme et du colonialisme, ceux-ci constituant en quelque sorte l’idéaltype du capitalisme en matière de fixation du prix de la force de travail : « Quant aux capitaux investis dans les colonies, etc., ils sont d’autre part en mesure de rendre des taux de profit plus élevés parce qu’en raison du moindre développement le taux de profit y est d’une façon générale plus élevé et plus élevé aussi, grâce à l’emploi d’esclaves, de coolies, etc.[xiii]. » rappelle Marx. Ces deux exemples soulignent l’inanité d’une lutte anticapitaliste qui exclurait de son programme la lutte contre les discriminations racistes qui touchent les travailleurs immigrés avec ou sans papier d’une part et l’internationalisme d’autre part.
En insistant dans son analyse de l’impérialisme sur son caractère parasitaire, Lénine reprend cette analyse de Marx pour un capitalisme devenu monopoliste. L’exportation des capitaux à la recherche d’un taux de profit maximum, explique l’auteur, conduit à l’émergence d’un comportement « rentier » et parasitaire des propriétaires du capital :
Le monopole de la possession de colonies particulièrement vastes, riches ou avantageusement situées, agit dans le même sens. Poursuivons. L’impérialisme est une immense accumulation de capital-argent dans un petit nombre de pays, accumulation qui atteint, comme on l’a vu, 100 à 150 milliards de francs en titres. D’où le développement extraordinaire de la classe ou, plus exactement, de la couche des rentiers, c’est-à-dire des gens qui vivent de la « tonte des coupons », qui sont tout à fait à l’écart de la participation à une entreprise quelconque et dont la profession est l’oisiveté. L’exportation des capitaux, une des bases économiques essentielles de l’impérialisme, accroît encore l’isolement complet de la couche des rentiers par rapport à la production, et donne un cachet de parasitisme à l’ensemble du pays vivant de l’exploitation du travail de quelques pays et colonies d’outre-mer[xiv].
Les délocalisations à répétition en fonction des variations du coût du travail, les fermetures d’entreprises rentables mais ayant un taux de profit jugé non maximum, les pressions des plans d’ajustement structurel (pour alléger le cout du travail, diminuer la place de l’Etat et faire disparaître les obstacles à la circulation des capitaux), etc., qui caractérisent notre contemporanéité, sont une illustration de ce parasitisme désormais généralisé. Ces caractéristiques de la mondialisation capitaliste sont le signe d’un capitalisme centré non plus sur une simple exploitation mais sur une tendance à une surexploitation généralisée. Pour être généralisée cette surexploitation n’en est pas moins inégale entre le centre impérialiste et les périphéries dominées. Dans son analyse du parasitisme de l’impérialisme, Lénine soulignait déjà que les surprofits tirés des colonies donnaient à la classe dominante une marge de manœuvre importante pour acheter la paix sociale par la redistribution de miettes quand le rapport des forces l’impose. C’est ce que rappelle Fidel Castro dans les termes suivants : « Dans un pays du Tiers-monde, l’exploitation a de bien plus terrible connotation que dans un pays capitaliste développé, parce que c’est précisément par peur de la révolution, par peur du socialisme que le capitalisme développé en est arrivé à des schémas de distribution qui, à un certain degré, se débarrassent des grandes famines qui étaient courantes dans les pays européens du temps d’Engels, du temps de Marx[xv]. »
Des trois formes de plus-values qu’aborde Marx, seuls deux sont désignées par un nom, à savoir la plus-value absolue pour celle obtenue par allongement de la durée du travail et plus-value relative pour celle issue d’une hausse de la productivité. La troisième est mentionnée à plusieurs reprises mais ne fait pas partie de l’analyse pour la raison évoquée plus haut d’une part. Nous l’appellerons plus-value de surexploitation obtenue par paiement de la force de travail en dessous de sa valeur. La mondialisation capitaliste actuelle tend à la généraliser pour un nombre grandissant de travailleurs dans les pays du centre impérialiste et encore plus intensément pour les travailleurs des périphéries dominées. A la domination de la plus-value absolue des débuts du capitalisme et à celle de la plus-value relative du capitalisme de maturité succède ainsi la plus-value de surexploitation du « capitalisme sénile » pour reprendre l’expression de Samir Amin[xvi]. Le capitalisme semble ainsi achever un cycle et revenir au début de son émergence c’est-à-dire à la période où se réunissaient les conditions de son installation par la destruction barbare des civilisations indigènes des Amériques et l’esclavage, par le travail des enfants et la surexploitation des premiers prolétaires issus de la paysannerie dépossédée. Il semble retrouver une « forme pure », celle d’avant que l’organisation des travailleurs n’impose le passage de la surexploitation à l’exploitation c’est-à-dire n’impose le paiement de la force de travail à sa valeur.
La centralité de la politique de la frontière
Le capitalisme mondialisé centré sur la plus-value de surexploitation fonctionne sur la base de chaînes de valeur mondiales. Un même produit final peut ainsi être le résultat de l’assemblement d’éléments provenant de plusieurs sites géographiques répartis sur plusieurs continents. Ce qui distingue les productions de la périphérie dominé et du centre impérialiste n’est pas une différence de productivité mais une différence de salaire. A productivité tendanciellement équivalente, la même force de travail sera payée différemment selon qu’elle est employée au centre ou à la périphérie. Les thèses expliquant les écarts salariaux comme résultat du différentiel de productivité sont tout simplement euro-centrique ou occidentalo-centrique c’est-à-dire qu’elles occultent la dimension mondiale des chaînes de valeur des principales industries ou encore qu’elles font disparaître ce qui caractérise essentiellement le capitalisme mondialisé : « le moteur fondamental qui délimite les contours de la mondialisation de la production [est] l’arbitrage mondial du travail[xvii] » résume l’économiste John Smith.
C’est à ce niveau qu’intervient la question des frontières et de la politique des frontières. Deux vecteurs existent en effet pour accéder à cette main-d’œuvre sous-payée : faire migrer la production vers la périphérie dominée ou faire migrer la main d’œuvre vers les pays du centre. « Les économies avancées peuvent accéder à la réserve mondiale de main d’œuvre grâce aux importations et à l’immigration[xviii] » résume le Fond Monétaire International. Avant la fameuse « mondialisation » (c’est-à-dire avant la nouvelle phase de la mondialisation qu’inaugure la disparition du monde bipolaire et de ses rapports de forces) c’est l’immigration qui était le vecteur principal et l’externalisation qui était le vecteur secondaire. Depuis c’est l’inverse. C’est en prenant en compte cette inversion que l’on peut saisir la logique de la politique des frontières :
1) Ouverture forcée des frontières pour les marchandises et les capitaux par la FMI, la banque mondiale, l’OMC et les pays du centre dominant à coup de Plans d’ajustement structurel- PAS, d’Accords de Partenariat Economique (les fameux APE de l’Union Européenne), de conditionnalités pour accéder à « l’aide », etc. ;
2) Ouverture des frontières pour les « cerveaux » sous la forme du discours sur « l’immigration choisie » articulé à une imposition de la conditionnalité d’une privatisation des services publics (principal employeur de ces « cerveaux » jusque-là) des PAS dans les pays de la périphérie dominée ;
3) Fermeture brutale et militaire des frontières conduisant aux crimes institutionnels de masse de la méditerranée et de la frontière mexicaine légitimée par la légende d’une « crise migratoire » ;
4) Gestion des rescapés de la fermeture des frontières au profit des secteurs économiques ne pouvant pas être délocalisés ou externalisés par la production de « sans-papiers » contraint de vendre leur force de travail en dessous de sa valeur.
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La signification de la nouvelle phase de mondialisation capitaliste enclenchée par la mutation des rapports de forces découlant de la fin du monde bipolaire fait revenir le capitalisme à sa forme « pure » c’est-à-dire celle d’avant les conquis sociaux liés aux luttes sociales et aux luttes de libération (abolition de l’esclavage, lutte de libération nationale, droits sociaux des politiques nationalistes des pays de la périphérique dominée des deux premières décennies des indépendances) qui ont imposées tendanciellement une vente de la force de travail à sa valeur. La mondialisation capitaliste actuelle exprime la domination de la plus-value de surexploitation par le biais d’un arbitrage mondial du travail ou du salaire rendu possible par une politique de la frontière idoine. Le reste n’est qu’une conséquence logique : paupérisation massive au centre comme à la périphérie mais de manière inégale, transformation de la méditerranée et du Mexique en cimetière de masse, création d’une masse de nouveaux « errants » sous la forme des figures du « sans-papier » ou du « réfugié ». C’est ce mouvement d’ensemble qui constitue la base des révoltes massives de l’année 2019. Pour qu’une telle régression soit possible, il fallait l’accompagner d’une offensive idéologique de grande ampleur. Ce fut la fonction de l’idéologie postmoderne que nous aborderons dans notre prochain papier.
Saïd Bouamama