On s’attendait à être reçus dans son immense bureau d’où il pilote la réforme monétaire et les projets à venir. Symbole de son approche innovante, Abdel Aziz Ould Dahi a fait le choix de nous accueillir dans une salle multimédia dernier cri, avec son armada de jeunes collaborateurs. C’est sur les murs de cette pièce, bardés d’écrans et de graphiques lumineux, que le Gouverneur de la Banque Centrale de Mauritanie (BCM) suit à la loupe l’évolution des chantiers qu’il lance. Dans un pays conservateur où la nouveauté est regardée du coin de l’œil, il a dû pousser pour s’imposer. En bonne intelligence avec les milieux économiques.
Réforme monétaire, changement de statut de la BCM, place des NTIC et même Franc CFA… Sans concession pour La Tribune Afrique, il se soumet à la question. Voici ses réponses:
La Tribune Afrique : Le 1er janvier 2018, la Banque centrale de Mauritanie mettait en circulation le nouvel Ouguiya. Six mois après, quel bilan en faites-vous?
Abdel Aziz Ould Dahi: Plusieurs facteurs justifient cette réforme. Nous avions une circulation fiduciaire assez importante et en face un faible développement des moyens de paiements alternatifs notamment électroniques. La Mauritanie n’étant pas un pays qui imprime ses billets, les coûts de maintenance de cette fiduciaire coûtait relativement chère à la Banque centrale. D’un autre côté, l’Ouguiya mauritanienne est née en 1973. Depuis lors, elle n’a presque pas connu de changement majeur sauf au niveau de la qualité des billets. En tenant compte du phénomène de l’érosion monétaire, le pouvoir d’achat de la monnaie a beaucoup diminué au point où certaines dénominations anciennes n’avaient plus véritablement un rôle économique. A un moment donné cela coûtait cher car nous avions une masse monétaire assez importante en circulation.
Socialement, le fait que ce soit une société très tournée vers le cash entraînait un certain nombre de risques notamment de blanchiment d’argent ou de financement du terrorisme. Ce sont des objectifs à court-terme qui ont consisté à diminuer les charges de fonctionnement, de rendre à la monnaie son pouvoir d’achat. A long terme, il s’agit d’amener plus de sécurité en luttant contre le blanchiment, le financement du terrorisme, en favorisant une meilleure inclusion financière et le
développement de moyens de paiement plus traçables que le cash.
C’est un projet qui a un double objectif. Le premier objectif, qui est celui de court terme, me semble avoir été atteint car la réforme s’est passée dans de relatives bonnes conditions. Au mois de juin 2018 donc à six mois, le retour des anciens billets a déjà atteint 96% sur une période de temps fixé à un an. Nous avions même pensé que les gens se presseraient à la dernière minute. Mais la campagne de communication autour des nouveaux billets, qui ont suscité un engouement, a été bonne. L’action a été coordonnée entre la Banque centrale, le privé, le public, les autorités administratives, les politiques pour atteindre l’intérieur du pays.
Est-ce qu’aujourd’hui vous avez pu mesurer les impacts de la nouvelle monnaie sur l’économie et le marché ?
D’abord, cela nous a permis de mesurer en termes de nombre de comptes et de liquidité bancaire. En six mois, nous avons enregistré près de 15.000 nouveaux comptes bancaires qui sont venus s’ajouter à quelque 300.000 comptes déjà existants. Et beaucoup de cash qui circulait est revenu dans le circuit bancaire.
Ensuite, nous avions eu une crainte sur les effets de cette réforme sur l’inflation. Mais nous avons pu juguler cela avec une inflation qui reste encore relativement maîtrisée autour de 3%. D’autre part, le «rebasing» c’est-à-dire le changement de base unitaire a été simple. Il suffisait juste de retrancher un zéro sur le libellé de l’ancienne monnaie pour avoir son équivalent dans la nouvelle. Aujourd’hui, le taux de bancarisation est autour de 15%, 25% si on compte les instituts de micro-finance (IMF).
Dans les mesures d’accompagnement, est-ce que vous avez prévu une place pour les moyens de paiement électronique?
Pour lancer les mesures d’accompagnement pour la mise en place de la nouvelle monnaie, nous nous sommes dit qu’il ne fallait pas revenir à la situation initiale qui consiste à ce que les Mauritaniens ramènent de l’argent à la Banque pour l’échanger pour ensuite les retirer et continuer à fonctionner avec la même quantité de cash.
Nous avons donc incité les banques à lancer des campagnes de marketing pour cela. Beaucoup de banques ont donc donné des facilités en termes d’ouverture de compte, de services plus rapides. En dehors de cela, la BCM a initié un projet de modernisation des moyens de paiement y compris ceux électroniques ou mobiles. Il y a eu plusieurs initiatives mais un manque de communication entre les différents systèmes mis en place par les banques dans le transfert d’argent.
Le rôle de la BCM va être de les fédérer. Nous avons donc incité les différents opérateurs à travailler ensemble en leur faisant comprendre que c’est la qualité de service qui fera la différence. Aujourd’hui un certain nombre de factures (électricité, eau) vont être payés dans un avenir très proche, par Internet. Les moyens de paiement, comme le transfert d’argent, le mobile-money, entrent dans le cadre de cette modernisation. Ce sera peut-être l’occasion de revoir le cadre juridique pour permettre l’émergence de nouveaux acteurs dans le domaine financier notamment les intermédiaires financiers pour le paiement de détail. Et en réglant les problèmes d’accessibilité et les coûts dans un pays en développement, nous pourrions développer des moyens de paiements alternatifs comme le mobile-banking.
La Mauritanie n’imprime pas ses propres billets. Est-ce que c’est dans les projets de la BCM d’acquérir cette compétence ?
Il faut relever que c’est un investissement lourd qui pose la question de sa rentabilité. Nous pensons qu’à terme, avec l’utilisation des innovations technologiques dans le domaine de la fintech, l’utilisation et le rôle du cash vont être extrêmement limités. Il y a vraiment une convergence de points de vue au niveau mondial, que la circulation fiduciaire n’est pas de nature à renforcer la transparence ce qui va limiter le rôle du cash. Le peuple mauritanien est très réceptif aux innovations
technologiques. Je ne serais pas étonné de voir en Mauritanie tous les services que l’on voit un peu partout dans le monde à condition qu’il y ait de la régulation, qu’on incite à la mise en place de systèmes interopérables. Beaucoup de ces services pourraient se développer en suivant le besoin, la demande.
Vous avez amorcé un changement de statut à la Banque centrale. A quels impératifs répond ce changement ?
La BCM comme toutes les banques centrales du monde voit l’environnement financier mondial évoluer, surtout depuis la crise financière de 2008. L’idée de cette réforme est de renforcer l’indépendance de la BCM afin qu’elle puisse mener sa politique monétaire de façon tout à fait indépendante. D’autre part, nous avons voulu renforcer la transparence financière de la BCM. Depuis 2008, les comptes doivent être conformes aux normes International Financial Reporting Standards (IFRS).
Pour résumer donc, les changements dans le statut de la BCM répondent aux exigences du renforcement de l’indépendance de la Banque et de sa transparence. De façon plus globale, cela va dans le sens de la bonne gouvernance.
La Mauritanie a quitté le Franc CFA en 1973. Va-t-elle se poser comme un exemple aux pays qui envisagent de quitter cette monnaie? Avec la perspective de la monnaie unique, faut-il s’attendre à voir la Mauritanie rejoindre cette zone monétaire?
Nous n’avons pas la prétention de donner des leçons à qui que ce soit. Quitter le Franc CFA, c’est un choix que nous avons fait en 1973. C’est un choix qui se justifiait parce que la Mauritanie était un pays naissant qui avait l’ambition de prendre en main sa propre destinée c’est-à-dire de mener sa propre politique monétaire. C’est donc le choix d’un pays souverain dans ce domaine. D’un autre côté, on ne dit pas aux autres pays : « faites comme nous !». En tout cas, nous avons fait ce choix et nous ne le regrettons pas.
Nous savons que pour développer une économie, la tendance, qui est une nécessité, c’est d’élargir ses marchés. Cela a été le cas pour l’Europe, même si c’est difficile. C’est aussi le cas au Maghreb, c’est un peu difficile aussi. Ce dont nous sommes par ailleurs sûrs, c’est que l’intégration ne se fera qu’à travers l’intégration économique. Je ne pense pas qu’il faille commencer l’intégration sur la base d’une idée politique, cela va venir par la suite. C’est une question qui se pose aujourd’hui en Europe qui a des difficultés politiques mais qui n’empêchent pas les marchés de se développer. Je crois que ce qu’il faut dans le cadre de l’intégration africaine c’est justement de
commencer par la création de cette monnaie unique.
Pour l’exemple, Il y a eu une initiative sur la ZLEC au Sommet de Kigali pour fluidifier les flux entre les pays africains. Cela va dans le bon sens. La Mauritanie est convaincue, car elle a été un des premiers pays signataires, que l’Afrique est sur la bonne voie et que c’est en unissant nos compétences, nos ressources que nous aurons notre droit de cité dans le concert des nations.
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Propos recueillis à Nouakchott par Ibrahima Bayo Jr.