Par Sébastien Périmony, le 16 mai 2019
S’INSPIRER DE L’HISTOIRE UNIVERSELLE POUR METTRE FIN AU JOUG IMPÉRIAL ET LIBÉRAL
Notre époque « voit s’accumuler le pouvoir de communiquer et de recevoir des conceptions intenses et passionnées concernant l’homme et la nature ». En défense de la poésie, Percy B. Shelley, 1821.
Oui, ce sont toujours de telles époques qui forment des hommes et des femmes meilleures et produisent les dirigeants de demain.
Alors quelle ne fut pas notre joie lorsqu’on nous conseilla de lire l’ouvrage de l’économiste et financier gabonais, Cédric Achille Mbeng Mezui, tout récemment publié : Libérer le potentiel de l’Afrique ; Des idées d’Alexander Hamilton (1) ! Certains de nos lecteurs le savent (cf. notamment les lettres 2 et 8) : nous défendons depuis longtemps les principes dits « hamiltoniens » d’économie politique.
Alexander Hamilton (1755-1804) fut l’aide de camp de George Washington (1732- 1799) pendant la guerre d’indépendance américaine et le premier secrétaire au Trésor des États-Unis de 1789 à 1794. Inspiré par Benjamin Franklin, il permit une révolution industrielle à même de court-circuiter le libre-échange imposé par l’Empire britannique. Créant la première Banque nationale des États-Unis, il présenta au Congrès trois rapports : Rapport sur le crédit public (1790), Rapport sur une Banque nationale (1790), Rapport au sujet des manufactures (1791) – ce dernier ayant été traduit en français pour la première fois en 2019 (2). Il aida même Toussaint Louverture à rédiger la Constitution d’Haïti lors de l’indépendance de l’île.
Après discussion avec M. Mbeng Mezui, qui a accepté de nous accorder une interview pour le prochain hors-série de Voir l’Afrique avec les yeux du futur, nous avons décidé de vous donner ici un avant-goût des principes défendus dans son ouvrage. Avec, en filigrane, le potentiel révolutionnaire que cela implique pour l’Afrique.
La découverte scientifique : première richesse économique
L’objectif n°1 de l’auteur est de présenter la possibilité et la nécessité pour le continent africain de faire ce qu’Hamilton défendit au moment même où la nation américaine devait réussir son indépendance : un « leap-frog » (saut de grenouille). Comme l’a montré l’économiste Lyndon LaRouche dans ses nombreux écrits, le progrès n’est pas une affaire de petits pas mais une succession de sauts de grenouilles chaque fois plus grands, permettant de passer d’une technologie « de rupture » à une autre. Dans un texte intitulé : Hamilton dans le monde et la crise d’aujourd’hui : les principes de l’économie naturelle, Lyndon Larouche écrit : « Ces changements, allant de niveaux relativement inférieurs vers des niveaux relativement supérieurs d’efficacité, découlent de la découverte de principes physiques universels. Ces changements qualitatifs (…) correspondent à ce qu’une science physique compétente identifierait comme des ordres supérieurs de principes physiques universels. »(3)
Le leapfrog en économie
« Ce qui est enfoui dans ce livre a largement été inspiré par le travail d’Alexander Hamilton (…) J’ai choisi de publier séparément cette partie de ma réflexion initiée en même temps que mon précédent livre, pour mettre en exergue les mécanismes nécessaires aux pays africains pour réaliser un leap-frog. » écrit donc M. Mbeng Mezui dans le premier paragraphe. Chose tout à fait exceptionnelle dans le monde d’aujourd’hui, l’auteur reconnaît que pour Hamilton, « le moteur de la vie des hommes est leur créativité et leur désir naturel d’avoir une vie utile pour la société et la postérité ».
Or tout le monde le sait : l’Afrique sera le continent le plus peuplé d’ici à 2050, avec 2,5 milliards d’individus. Un pays comme le Nigeria atteindra 410 millions d’habitants, soit plus que l’Union européenne ! Dans ce contexte, certains voient la démographie comme une menace et l’homme comme un parasite épuisant les ressources. Tandis que pour d’autres, il est la seule espèce capable de s’élever au-dessus de ses conditions et de transformer la nature. Il peut donc augmenter le « potentiel de densité démographique relative » (4).
Dans des termes plus théoriques, on peut dire que d’un côté il y a Malthus : « Plutôt que de recommander la propreté aux pauvres (…) nous devrions construire les rues plus étroites, loger plus de gens dans les maisons, et aider au retour de la peste (sic!) (…) ». Et de l’autre il y a celle d’Hamilton : « Privilégier et stimuler l’activité de l’esprit humain en multipliant les projets n’est pas le moins considérable des moyens par lesquels la richesse d’une nation peut être promue » ; et celle de Larouche : « La racine de toute science économique, c’est l’homme. Il n’y a pas d’économie chez les animaux (…) C’est ainsi que les pouvoirs cognitifs par lesquels nous découvrons des principes physiques nouveaux nous servent de base dans l’élaboration de technologies nouvelles, que nous appliquons ensuite pour résoudre nos problèmes (…) Voilà ce qu’est l’économie réelle. »
Jeter enfin Smith, Malthus et l’Empire britannique à la rivière
M. Mbeng Mezui est donc clair : les deux fraudes historiques qui polluent encore nos universités aujourd’hui (et le débat sur le développement de l’Afrique) sont le malthusianisme et, dans ses applications strictement économiques, la « main invisible ». « Pour être clair, Hamilton avait rejeté les recettes d’Adam Smith et de David Ricardo ». Hamilton leur opposa trois principes : l’industrialisation via la protection des industries naissantes ; les améliorations de l’efficacité interne via la mise en place d’infrastructures ; un système financier domestique efficace. Ajoutons que c’est précisément ce qui fit le succès des États-Unis, une fois libérés du joug de l’Empire britannique.
Et l’auteur de citer Adam Smith, moins économiste que défenseur de l’Empire : « Si par un projet concerté ou toute autre mesure forcée, les Américains venaient à arrêter l’importation des manufactures d’Europe et, en donnant par là le monopole à ceux de leurs compatriotes qui fabriqueraient les mêmes espèces d’ouvrages, détourner pour ce genre d’emploi une grande partie de leur capital actuel, ils retarderaient, par cette conduite, les progrès ultérieurs de la valeur de leur produit annuel, bien loin de les d’accélérer, et ils entraveraient la marche de leur pays vers l’opulence et la grandeur, bien loin de la favoriser. » (Richesse des nations)
Il est drôle d’entendre ces mots, comme on entend aujourd’hui les Juncker, Moscovici ou Lagarde défendre l’austérité comme modèle de croissance ! L’auteur de ce livre met donc fin définitivement à la propagande idéologique du consensus de Washington, du FMI, de la Banque mondiale et autres institutions dites libérales – mais cette fois au sens historique et britannique du terme (et non américain).
Suit un très bon compte rendu de l’utilisation des conceptions hamiltoniennes dans l’histoire de ces 240 dernières années, ayant permis l’essor de nombreux pays. Citons le Japon de Meiji et l’Allemagne de Friedrich List et de Bismarck au 19e siècle, la Chine de Deng Xiaoping en 1978, la Corée de Park Chung-Hee, mais aussi Singapour, Taiwan, le Brésil, le Maroc, l’Éthiopie.
Ajoutons qu’il est intéressant aujourd’hui qu’un Raphaël Correa, ex président de l’Équateur ayant bataillé pour le développement économique de son pays – à grands coups d’audit et d’annulation d’une partie de la dette illégitime – , ait lui-même cité Alexander Hamilton et Friedrich List (économiste directement inspiré par ce dernier), dans son livre De la République bananière à la Non-République, pourquoi la révolution citoyenne ; et qu’il y ait affirmé : « Les politiques et économistes britanniques prêchaient les vertus du libre-échange à des fins nationalistes, et ce même quand le prêche s’effectuait au nom de prétendues doctrines cosmopolites ! ». L’ennemi est donc largement identifiable pour qui veut bien enfourcher le dragon… Mbeng Mezui cite lui aussi Friedrich List : « C’est une règle de prudence vulgaire, lorsqu’on est parvenu au faîte de la grandeur, que de jeter l’échelle avec laquelle on l’a atteint, afin d’ôter aux autres le moyen d’y monter après nous. Là est le secret de la doctrine cosmopolite d’Adam Smith et des tendances cosmopolites de son illustre contemporain William Pitt, ainsi que tous ses successeurs dans le gouvernement de la Grande Bretagne » !
Le crédit public et la « main visible »
Ainsi il devient clair que « la réalité est que l’histoire des faits économique de l’Europe, des États-Unis, de l’Asie de l’Est et de l’Amérique latine montre qu’ils n’ont découverts les avantages du libre-échange qu’après s’être industrialisés. C’est la main visible de l’État qui a accompagné le décollage économique de ces pays via les crédits subventionnés, les incitations fiscales, la protection commerciale, la recherche et le développement (…) ». Et ailleurs : « C’est grâce à la main visible, au niveau de sa banque centrale (Bank of Japon) surtout, qu’elle administra la politique de crédit ».
En conclusion : « La disponibilité du crédit est au coeur de la transformation de l’économie réelle ». Il ne fait donc aucun doute que les pays africains ont besoin de toute urgence de systèmes souverains, de banques nationales et d’un protectionnisme pour assurer leur décollage manufacturier.
L’apport de la France
Celui qui mettra fin une bonne fois pour toute à la Françafrique aura une occasion de montrer que la France a un tout autre héritage à partager avec ses amis africains : celui de ses bâtisseurs « hamiltoniens », même avant l’heure.
Citons l’école économique de la planification française et en particulier du résistant Georges Boris, qui déclarait au XXe siècle : « C’est en dirigeant la monnaie et non en se laissant diriger par elle que, sous le règne social où nous vivons, un remède peut être apporté aux grands maux dont nous souffrons. »
A ce titre M. Mbeng Mezui cite lui-même l’auteur français Jean Bodin, qui écrivit, dès 1576, ses Six Livres de la République (à la fin du passage suivant) : « L’histoire nous enseigne que Malthus a eu tort. La croissance démographique n’est pas un danger vu que les ressources de l’esprit humain sont infinies. En fin de compte, il ne faut jamais craindre qu’il y ait trop de citoyens, car il « n’est de force ni de richesse que d’hommes ».
Et c’est bien aux conceptions de Jean Bodin et de Barthélémy de Laffemas dont nous nous revendiquons ici, et qui ont précédé les Hamilton, Friedrich List, Henry Carey, Jacques Cheminade et Lyndon Larouche.
Pour Barthélémy de Laffemas (1545-1612) : « Les manufactures doivent être les mines d’or et d’argent de la France, car le travail est la loi de l’univers. » Dès 1596, dans son « Mémoire pour dresser les manufactures et ouvrages du royaume » il propose de ne plus dépendre de l’étranger, et de créer des chambres de métiers et former les apprentis pour les projets d’infrastructure de l’époque. Déjà en 1601 et avant Colbert nous entendons la voix d’Hamilton : « Inhibons et défendons dans notre royaume l’entrée de toutes marchandises, ouvrages, et manufactures faites et travaillées venants des étrangers, soit drap d’or, d’argent, de draperie, (…) soit ganterie ou autrement, fer, acier, cuivre, laiton, montres, horloges et généralement quelconques ouvrages servant à meubles, ornements et vêtements de quelque qualité qu’ils soient et à quelque usage qu’ils puissent être employés. » Quant à Jean Bodin, il proposait, encore avant, de taxer les produits manufacturés importés lorsque la France en produisait de similaires, afin de protéger les industries naissantes ; et de taxer les exportations de matières premières afin que celles-ci restent sur le sol français à la disposition des manufacturiers « pour qu’ils accroissent leur valeur en les oeuvrant », disait-il déjà en ces temps reculés. Le temps est venu, pour tous les bâtisseurs de l’Afrique, de se saisir de ce livre, et pour ses économistes de cesser d’écouter les sirènes britanniques. Car ce sont bel et bien les principes hamiltoniens qui ont fait le succès de tous les pays industrialisés. Alors pourra se réaliser cette renaissance économique et culturelle tant attendue, de cette terre qui fut le berceau de l’humanité, de ce continent aux richesses dormantes les plus grandes, tant de ses sols que de ses hommes.
3) https://larouchepub.com/lar/2014/4109hamilton_
todays_econ.html
4) Étalon de mesure du progrès économique inventé
par Lyndon LaRouche et aujourd’hui enseigné dans
certaines universités russes, sous le nom de La.