ENTRETIEN. La France est souvent mise en cause pour son rôle au Rwanda. Le spécialiste Charles Onana voudrait que chaque acteur soit examiné avec la même minutie.
Propos recueillis par Jean Guisnel
Depuis 1994 et l’opération Turquoise conduite au Rwanda par les armées françaises, la polémique sur le rôle de ces dernières ne faiblit pas. Elles demeurent accusées par le gouvernement de Paul Kagame, vainqueur de la guerre civile, d’avoir soutenu le régime de Juvénal Habyarimana, donc les organisateurs du génocide des Tutsis. Vivement combattus par les autorités françaises de l’époque et par les militaires envoyées sur le terrain, les faits à la base de ces dénonciations font depuis cette période l’objet d’études historiques aussi abondantes que contradictoires. Dernière en date : celle du docteur en sciences politiques Charles Onana, qui vient de publier sa thèse sous forme de livre, décortiquant la narration de ces événements tragiques : Rwanda, la vérité sur l’opération Turquoise. Quand les archives parlent.
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Après un quart de siècle, la polémique sur le rôle de la France durant les événements du Rwanda en 1994 ne s’est pas éteinte. Quelles découvertes avez-vous faites dans les archives que vous avez étudiées ?
À mes yeux, les archives les plus riches sont celles du Conseil de sécurité des Nations unies. Elles n’avaient pas été examinées véritablement jusqu’à présent ni exploitées par des chercheurs. Or on comprend en les lisant pourquoi durant deux mois, entre le 7 avril 1994 et le début de l’opération militaro-humanitaire Turquoise, le 22 juin suivant, personne n’est intervenu pour mettre fin aux massacres des Tutsis, des Hutus et des Twas. Le 6 avril, c’est l’assassinat du président Juvénal Habyarimana. L’affrontement entre le FPR [Front patriotique rwandais, de Paul Kagame, NDLR] et les troupes gouvernementales ainsi que le massacre des civils commencent le lendemain. Or dans les archives de l’ONU, on découvre que le gouvernement intérimaire accusé d’avoir planifié le génocide des populations tutsies n’a eu de cesse d’appeler à la rescousse les membres du Conseil de sécurité et le secrétaire général de l’ONU Boutros Boutros-Ghali, afin qu’ils envoient des troupes au Rwanda. L’argument du gouvernement de Kigali consistait à dire que son armée était mobilisée contre l’offensive militaire du FPR et ne se trouvait pas en mesure d’assurer la sécurité des civils. L’obtention d’un cessez-le-feu était prioritaire. Simultanément, le FPR ne cessait d’adresser des courriers au président du Conseil de sécurité, Colin Keating, pour accuser le gouvernement rwandais de commettre des exactions. De fait, c’est bien le FPR qui s’opposait à toute intervention de l’ONU pour arrêter les massacres et le génocide.
Lorsque Paul Kagame va lancer sa campagne médiatique contre la France, il sera appuyé par un journaliste clé, Franck Smyth, associé à l’organisation Human Rights Watch (HRW)
Pourquoi la communauté internationale ne déclenche-t-elle pas une intervention ?
Mais parce que le FPR et ses soutiens au Conseil de sécurité n’en veulent pas ! Ils exercent en ce sens des pressions indubitables. À New York, le dossier est d’abord piloté par Madeleine Albright, ambassadrice des États-Unis à l’ONU ; le président Keating a pris fait et cause pour le FPR ; les Britanniques sont sur la même position ; la République tchèque, en la personne de M. Karel Kovanda, appuie cette politique. Sans oublier les Australiens… Aucun ne voulait d’un déploiement international d’interposition sur le terrain, qui aurait conduit au cessez-le-feu que réclamait la Minuar (Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda) présente sur place. Cette perspective était inacceptable pour le FPR, qui n’entendait pas limiter les effets de sa supériorité militaire. Les États-Unis s’y opposaient également : elle aurait ouvert la porte à un retour aux accords d’Arusha, conclus en août 1993, qui organisaient le partage du pouvoir entre les composantes de la société rwandaise.
Pourquoi écrivez-vous que la presse américaine a donné le ton sur la couverture des événements du Rwanda, alors même que les journalistes français, entre autres, se trouvaient très présents sur place ?
Depuis 1990, les États-Unis soutenaient la prise de pouvoir du FPR à partir de l’Ouganda. En taisant un fait essentiel : le FPR était en réalité une composante de l’armée ougandaise. Lorsque Paul Kagame va lancer sa campagne médiatique contre la France, il sera appuyé par un journaliste clé, Franck Smyth, associé à l’organisation Human Rights Watch (HRW), qui lance ses accusations contre la France dès janvier 1994 (Arming rwanda. The arms trade and human rights abuses in the rwandan war). C’est lui qui, à travers les journaux américains auxquels il collabore, va déclencher la campagne sur le rôle prétendument suspect de la France dans la tragédie. Les journaux français suivront. C’est limpide : leur source biaisée, c’est HRW. Aucun fait précis ne vient appuyer ces assertions infondées, ensuite reportées sur Turquoise. C’est extrêmement troublant. Je ne prends qu’un exemple : quand d’aucuns assènent que la France aurait livré des armes au gouvernement intérimaire, personne n’apporte d’éléments précis : où, quand, comment ? Quand les Français ont lancé leur opération humanitaire à Goma (Zaïre), ils n’avaient d’autre objectif en tête que le soutien aux populations civiles rwandaises. Les dirigeants français voulaient aussi, à travers cette mission Turquoise, laver l’opprobre dont ils étaient couverts. Les affirmations péremptoires contre la France ne résistent pas à l’examen rigoureux des faits.
Le « manque d’objectivité » de Médecins sans frontières
Vous examinez le rôle de Médecins sans frontières, dont vous écrivez qu’il serait troublant…
Le rôle des membres de MSF sur le terrain est irréprochable. Je n’ai pas le même point de vue sur la direction internationale de cette ONG. À juste titre, elle a condamné dès le début des massacres conduits par des Hutus contre les Tutsis. Ses propres membres tutsis ont été victimes des atrocités, ce que l’organisation a dénoncé. Mais lorsqu’il s’est agi de critiquer le FPR quand il s’en est pris à ses membres hutus (enlèvements et massacres), MSF s’y est refusé. Pourquoi l’ONG n’a-t-elle pas rendu publics les rapports de ses militants présents sur place et critiques contre le FPR ? Je ne peux que regretter que les éléments de langage de MSF dans sa stratégie de communication soient proches de ceux du FPR. J’ai découvert dans les archives de MSF que cette attitude trouve son explication dans la rivalité entre MSF France et MSF Belgique, cette dernière jouant le rôle de caisse de résonance du FPR. Je suis troublé par ce rôle manquant d’objectivité, marqué par la censure de ses propres militants, qui n’ont pas manqué de protester.
L’analyse de cette période atroce ne peut se satisfaire des seules accusations partiales et infondées contre la France
Pourquoi, à vos yeux, la France concentre-t-elle les critiques sur cette période ?
Elle s’est trouvée pointée du doigt dès le début du conflit, sans aucun doute pour tenter d’occulter le rôle d’autres acteurs. Les États-Unis, entre autres, soutenaient ouvertement le FPR. Dans les archives américaines, ce rôle déterminant du début de l’offensive des rebelles en 1990 jusqu’aux négociations d’Arusha (1992-1993) est parfaitement explicite. Or, j’observe que même le copieux rapport parlementaire français (rapport Quilès) fait l’impasse sur cet élément pourtant primordial et bien étayé par les archives déclassifiées du gouvernement des États-Unis lui-même. Pour moi, c’est une dissimulation volontaire, dont la conséquence est de n’évoquer que le seul rôle de la France alors que les États-Unis étaient également présents (Operation Support Hope), tout comme le Royaume-Uni (opération Gabriel), le Canada (opération Scotch et opération Passage) et Israël (Interns for Hope). Je l’affirme : l’analyse de cette période atroce ne peut se satisfaire des seules accusations partiales et infondées contre la France. Le rôle précis de tous les acteurs doit être examiné en toute impartialité si l’on veut comprendre cette tragédie et ses enjeux.