Contrairement aux idées reçues, le continent africain est en pleine mutation et fait même des bonds prodigieux dans certains domaines. L’Ivoirien Julien Achille Agbé, spécialiste multitâche de la finance, en est un témoin et un acteur privilégié. Entretien.
À 32 ans, l’Ivoirien Julien Agbé est conseiller en stratégie au Centre d’études et de prospective stratégique (CEPS) de Paris. Il préside également, dans la même institution, Vox Startups, une plateforme de veille et de proposition de réformes juridiques, fiscales et socioéconomiques auprès des gouvernements en faveur du développement de l’environnement des affaires dans les économies émergentes.
Il est par ailleurs à la tête d’iCapital Ventures, une fintech (technologie financière) spécialisée en levées de fonds lancée en 2019, et depuis 2008 d’EIC Corporation, l’organisation qui l’a propulsé sur le devant de la scène financière internationale.
Ex-conseiller technique du ministre ivoirien du Commerce, de l’industrie et de l’entrepreneuriat, Julien Agbé est lauréat de plus de 15 distinctions ivoiriennes et internationales. Administrateur dans plusieurs sociétés et start-up en Europe, aux États-Unis et en Afrique, il a été classé, en 2016, troisième dans le Top 30 des entrepreneurs influents de moins de 30 ans en Afrique par Forbes. Il a également publié Les ICO/IPO la nouvelle économie du financement, aux Éditions universitaires européennes en Allemagne.
Poursuivant, en marge de ses activités, une thèse de recherche en droit privé, option financement des entreprises «ICO, IPO digitalisé» à l’Université de Dijon, Julien Agbé est revenu pour Sputnik sur des moments clés de son parcours dans le monde de la finance, mais surtout sur les nombreuses avancées dans le domaine qui s’opèrent en Afrique.
Sputnik: Quels sont les objectifs d’EIC Corporation?
Julien Agbé: «EIC Corporation est un ‘do-tank’ de coopération internationale qui offre une alternative de financement au secteur privé et qui promeut la libre entreprise. Fondée en 2008, notre organisation est dirigée par un collège de dix vice-présidents régionaux (Afrique, Europe, Asie, États-Unis, Caraïbes) dont j’assure la présidence et qui forme son comité international avec plus des 100 collaborateurs issus de 50 pays abritant plus de 250 clubs d’investissement.
Nous avons, dans le premier quinquennat de notre exercice, orienté notre action en Afrique en travaillant sur l’épineuse question de l’exclusion financière des populations. Nous avons ainsi développé plusieurs modules de formation à destination des populations entre 2008 et 2014. Les clubs d’investissement ont été les véhicules de diffusion par excellence de ce programme d’éducation financière. Cela nous a permis de mener une lutte efficace contre le phénomène de l’analphabétisme financier observé en Afrique. Sur la même période, nous avons encouragé l’actionnariat populaire et la participation des nationaux au financement de l’économie.»
Sputnik: À quel niveau se situe l’action de cette organisation financière dans la lutte contre la pauvreté en Afrique?
Julien Agbé: «L’une des raisons qui explique la paupérisation de l’Afrique, à ce jour, est les taux très marginaux de la bancarisation et de l’actionnariat. Dans l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), ils se situent respectivement autour de 15% et de 2%, quand les économies développées affichent des taux bien supérieurs à 50%. Pour une région de 120 millions d’habitants, nos États n’arrivent pas à mobiliser l’épargne intérieure nécessaire au financement de leurs budgets, de sorte que le financement de l’économie nationale reste tributaire des financements extérieurs (bailleurs de fonds, Banque mondiale, FMI).»
Sputnik: Pourriez-vous nous rappeler l’enjeu dans la préférence de l’endettement intérieur à celui extérieur?
Julien Agbé: «Une économie performante est une économie dans laquelle la population agit à 100% en qualité d’agent économique, en participant à toute la chaîne de financement de celle-ci et la production de la richesse. Le recours à l’endettement extérieur excessif peut gravement freiner la souveraineté d’un État et réduire sa capacité d’orienter librement ses priorités de développement en toute indépendance car s’endetter implique le respect des conditions du prêteur. Les grandes puissances telles que la Chine, les États-Unis, l’Allemagne, le Canada, la France, la Russie l’ont bien compris puisqu’elles préfèrent de moins en moins l’endettement extérieur afin d’éviter toute dépendance, mais privilégient la dette intérieure. Le développement de la dette intérieure est la résultante d’une politique monétaire et financière nationale efficiente. Elle exige une certaine stabilité politique, une vision normative assumée, un État de droit, une gouvernance transparente et responsable vis-à-vis des administrés de sorte à favoriser un climat de confiance nécessaire à la mobilisation de l’épargne populaire.
Quand l’État n’inspire pas confiance, sa population ne peut pas investir localement. C’est le cas de nombreux pays africains qui sont confrontés à des problèmes de bonne gouvernance, de corruption, de politique monétaire et de transition politique.
Le développement des clubs d’investissement en Afrique nous a permis de réaliser cette mission de démocratisation de la finance et de réussir l’éveil des consciences sur les enjeux de l’investissement autrefois perçu comme élitiste. Aujourd’hui, nous voyons se développer partout sur le continent des réseaux financiers, des clubs d’investissement, des clubs business angels.
Toutefois, avec l’avènement du mobile banking, l’Afrique est en passe de réaliser un exploit titanesque. La transition du mobile banking à la banque est à présent une réalité, il nous faut travailler à un meilleur cadrage réglementaire entre les banques et les opérateurs télécoms. L’objectif est d’assurer une inclusion mobile banking à 100% et de déployer, via le mobile, les offres de services financiers (épargne, crédit, assurance, investissement, emprunt obligataires, titres cotés…).»
Julien Agbé: «Dans le deuxième quinquennat de notre exercice (2013 et 2018), tout en continuant notre développement en Europe, en Asie et en Amérique, nous avons compris qu’ils nous fallait nous rapprocher des pouvoirs publics afin d’accélérer les grands chantiers de réformes économiques et financières à l’aune de la technologie et de la globalisation. D’où l’exercice de notre mission de diplomatie économique envers les États.
L’irruption en Afrique de la technologie blockchain a introduit de nouvelles méthodes de financement telles que les Initial Coin Offer (ICO) et les Security Coin Offer (STO), créant ainsi un vide juridique. Notre action est d’accompagner les pouvoirs publics qui ne sont pas au fait de cette technologie dans tous les chantiers de réformes qu’elle impose.
Pris dans ce sens, le rôle des pouvoirs publics est d’encadrer et de réguler par des lois une économie de libre marché compétitive, non discriminée mais plutôt équitable afin de garantir infinie la sécurité des opérations et transactions économiques.»
Sputnik: À quoi faut-il s’attendre avec iCapital Ventures, votre fintech digitale présentée lors de votre Symposium sur le la finance alternative en Afrique (SIFA), en novembre dernier?
Julien Agbé: «Ayant joué le rôle d’éveil des consciences sur la démocratisation de la finance à travers EIC Corporation, nous nous proposons, via iCapital Ventures, notre néo-banque d’affaires, d’offrir une expertise reconnue dans la digitalisation de titres financiers et registres légaux rapidement et pour un coût maîtrisé afin de soutenir les entreprises dans leurs levées de fonds. Nous assurons, grâce au potentiel de la blockchain, l’automatisation de l’intégralité du processus du financement allant de la gestion de la relation investisseurs-entrepreneurs à l’émission de la dette ou du capital; de la souscription à la distribution numéraire en passant par la tenue des assemblées générales.»
Sputnik : Vous évoquez le potentiel de la blockchain (technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle, selon la définition de Blockchain France). Quels sont les avantages de cette structure?
Julien Agbé: « Les avantages d’une infrastructure blockchain sont la transférabilité des titres, l’augmentation de la liquidité des titres, l’automatisation des procédures, la rapidité d’exécution, la transparence et la sécurité des transactions, la réduction des coûts et la conformité aux réglementations sur les données.»
Source: sputniknews