Le projet gouvernemental sur les pleins pouvoirs soulève de notre part plusieurs observations. Les pleins pouvoirs permettraient de lutter contre le terrorisme, sans doute par une répression purement militaire, d’élaborer le projet de Constitution hors de l’Assemblée, de préparer une loi électorale, de résoudre par des échanges de lettres les problèmes d’ordre international, d’élaborer des conventions avec la puissance tutélaire qu’est la France, et, enfin, de concentrer, entre les mains d’une seule et même personne les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaire, c’est-à-dire d’instaurer une dictature, le pouvoir personnel ou, en d’autres termes, le règne du bon plaisir, de l’omnipotence policière, des camps de concentrations, des déportations, des arrestations et emprisonnements arbitraires, des exécutions sommaires, des pendaisons, des licenciements arbitraires et abusifs des fonctionnaires, des persécutions des étudiants dans les lycées et collèges, du chômage, de la misère noire, des injustices sur injustices, de l’exclamer, etc, etc, etc.Voilà ce qui nous attend.Comme vous le constatez vous-mêmes, messieurs, ces projets sont foncièrement dangereux et, de ce fait, méritent d’être purement et simplement répudiés. En effet, le bilan de la situation actuelle montre que le gouvernement Ahidjo a eu les moyens de rétablir le calme dans le pays, de résoudre le problème du terrorisme, et ne l’a pas résolu, n’en ayant pas étudié les causes d’une façon suffisamment intéressée, approfondie et objective. Pour nous, l’amnistie totale et inconditionnelle dans l’ensemble du pays, la Table Ronde, où seraient conviées toutes les forces politiques du Cameroun, et la formation d’un gouvernement d’union nationale peu-vent seules résoudre le drame camerounais.
Quant à M. Ahidjo, la répression militaire seule suffit, et le projet de Table Ronde aboutirait, selon lui, à une assemblée de bavards. Pourtant, l’Assemblée n’a jamais gêné le gouvernement dans son action, et l’a toujours secondé quand il a été ferme aussi bien que lorsqu’il a été clément. Par ailleurs, la représentation effective des populations du pays Bassaa a beaucoup contribué au calme qui règne dans cette région. En outre, la rapidité et l’efficacité d’une action gouverne-mentale menée sans avoir à rendre des comptes à l’Assemblée souveraine n’est pas prouvée.
Jusqu’à présent, l’Assemblée a toujours su légiférer rapidement et efficacement lorsque la situation l’exigeait. Par conséquent, l’activité de notre Assemblée ne saurait être considérée comme entravant la marche du pays vers l’indépendance, amis bien au contraire, comme l’y guidant.
Enfin, l’Assemblée, représentant seule le peuple, ne saurait être écartée de la discussion et de l’alabastron des projets de Constitution et de loi électorale. En fait, les conséquences réelles des pouvoirs spéciaux seraient les suivantes : 1/- le gouvernement aurait les mains libres pour résoudre le problème du terrorisme par la répression pure et simple, risquant de pourrir définitivement la situation, et ceci dans d’autres régions que les pays Bamiléké et le Mungo. 2/- le gouvernement pourrait également procéder à sa guise au sectionnement électoral, à la répartition des sièges et à l’aménagement, au seul profit du parti de l’Union Camerounais, UC, de toutes les dispositions de la loi électorale. M. Ahidjo préparerait ainsi en paix l’élimination des gêneurs sur la route du pouvoir. Je m’explique. Si les pleins pouvoirs étaient accordés à M. Ahidjo, une nouvelle catégorie de régime politique serait née au Cameroun, consacrant une façade démocratique officielle, derrière laquelle se dissimulerait une autocratie plus rigoureuse que la monarchie de Louis XIV ou l’empire de Pierre le Grand.
Le système électoral et de savants découpages permettraient de maintenir une fiction démocratique qui ne tromperait personne, par une série de moyens simples en même temps qu’ingénieux, qui sont des entraves apportées à la propagande électorale de l’opposition jusqu’au trucage des urnes et du dépouillement, en passant par l’arrestation des candidats défavorables au gouvernement et de leurs sympathisants, les pressions directes ou indirectes sur les électeurs, les violations du secret des votes, etc., il sera appuyé par une infime minorité de citoyens, d’obtenir de confortables majorités électorales. A la limite, le système tend au régime du parti unique.
Quand on sait déjà comment se déroulent les opérations électorales dans certaines régions du Cameroun, et plus particulièrement dans le Nord, il faut s’attendre au pire. On sait, par exemple, que le Lamido qui essaie de tenir tête à M. Ahidjo est menacé de destitution ou d’emprisonnement. On sait que le père d’un député qui n’obéit pas servilement aux ordres du Premier ministre …
recevra immédiatement une inspection administrative…ou des gendarmes
Je reprends. On sait que le père d’un député qui n’obéit pas servilement aux ordres du Premier ministre recevra, immédiatement, une inspection administrative ou des gendarmes qui le menaceront de poursuites judiciaires ou d’emprisonnement. Vous pouvez, messieurs, à partir du présent, juger de l’avenir lorsque, le 1er novembre 1959, M. le haut-commissaire Xavier Torre viendra, ici, au nom de la France, nous mettre à la porte pour sacrer M. Ahidjo « empereur du Cameroun ».
M. Ahidjo engagerait, pendant au moins six mois, notre pays devenu indépendant, le 1er janvier 1960, dans des accords qu’il serait seul à examiner, et seul à signer, sans contrôle possible des élus du peuple, et risquant d’obérer l’avenir du pays sur tous les plans. Politiquement, l’indépendance, la vraie indépendance que le peuple camerounais attend, ne sera qu’un leurre, la liberté, ce bien précieux pour lequel nombre de nos meilleurs fils sont morts et continueront à mourir, la liberté pour la quelle tant d’hommes, de femmes, d’enfant souffrent en exil, au maquis, dans les prisons et camps de concentration, ne sera plus que la continuation de l’oppression coloniale, l’asservissement à jamais, l’esclavage à jamais. Économiquement, ce sera la continuation de la récession, la baisse des exportations et, par là même, des recettes fiscales, réduisant le pays à la dépendance totale vis-à-vis de l’étranger auprès de qui il faudra mendier.
Du point e vue social, maintien des étrangers dans de hauts postes de commandement, et plus particulièrement dans le Nord, mauvaise camerounisation des cadres, mauvaise utilisation de nos diplômés rentrés de la métropole et réduits à occuper de petits postes subalternes, travail de sape ou destruction avouée et systématique des structures traditionnelles sans rien de valable pour les remplacer, aggravation du chômage dans le pays, préparation d’u marasme durable sans critique possible des élus du peuple écartés pour six mois, multiplication des faillites de nombreuses entre-prises et commerçants : mauvais départ, n’est-ce pas ?
Célébration des fêtes de l’indépendance, le 1er janvier 1960, sous une dictature sans dynamisme et dans le trouble des esprits. Le peuple perdra ses illusions et son enthousiasme, l’inquiétude sera confirmée, risque de préparation d’un 18 Brumaire par l’abandon du régime démocratique, qui sera suivi d’un césarisme pu-re et simple.
La démocratie est le régime suivi au Cameroun et il lui convient parfaitement. Or, le fonctionnement normal d’une assemblée législative, est la seule véritable garantie de cette démocratie. Cette démocratie permettra l’unification réelle des deux Cameroun, alors que la dictature préparerait une scission fatale du pays.
Messieurs les députés, je crois vous avoir fait toucher du doigt le danger que représente l’octroi des pleins pouvoirs. M. le Premier ministre Ahidjo veut ressembler au général de Gaulle, mais, je pense, quant à moi, que M. Ahidjo ressemble d’avantage au maréchal Pétain. En effet, pendant la dernière guerre mondiale, le maréchal Pétain n’avait obtenu les pleins pouvoirs que pour livrer la France à l’occupation allemande, donc à l’ennemi. M. Ahidjo veut, lui, nous livrer aux horreurs du colonialisme. Et quand le général de Gaulle demandait les pleins pouvoirs, il était, lui, sou-tenu dans son action par 80% des Français, par l’enthousiasme populaire.
M. Ahidjo qui est essentiellement impopulaire, demande les pouvoirs spéciaux, uniquement pour faire la guerre à ses frères camerounais et surtout compromettre à jamais l’avenir de tout un peuple.
N’oubliez pas que toute concentration du pouvoir entraîne un accroissement de pouvoir. N’oubliez pas que l’autorité corrompt ceux qui l’exercent et les campe contre les citoyens.Une fois que M. Ahidjo sera proclamé tout puissant, rien ne pourra plus l’arrêter sur le chemin du despotisme. Il fera la pluie et le beau temps.
Vous savez que lorsque les médiocres sont au pouvoir, ils sont toujours tentés d’en abuser. C’est une pente inéluctable, ils sont obligés de « jouer au dur », pour prouver à eux-mêmes et aux autres une supériorité qu’ils ne possèdent pas. Le pouvoir qui n’est pas sûr de lui est forcément tyrannique.
Le 1er janvier 1960, le gouvernement Franco-Ahidjo nous promet une situation politique des plus troubles, une économie savamment désorganisée, une situation sociale dramatique, des dettes partout. On peut d’ores et déjà juger de ce que sera la reddition des comptes entre le tuteur et le Cameroun devenu majeur.
Messieurs, ce triste tableau renforce d’avantage notre inquiétude dans l’avenir de notre pays. Les inten-tions de la France ne sont pas pures. Pourtant le ministre Jacquinot déclarait à la tribune des Nations Unies que l’indépendance, c’est l’indépendance. Nous nous apercevons aujourd’hui que ce n’est pas vrai. C’est un piège à cons qu’il nous a tendu.