Publié le 10 juin 2021 par bouamamas
Coup d’État au Tchad approuvé et soutenu par Macron avec un appel à « mettre en œuvre un processus démocratique le plus rapidement possible » ; « Coup d’État » au Mali condamné par Macron alors qu’il est soutenu par de nombreuses organisations populaires maliennes ; manifestations et déclarations politiques contre l’ingérence française à Bamako, N’Djaména, Ouagadougou ou Niamey, accusation publique par le Chef de l’’État de la Russie accusée d’ « alimenter un sentiment anti-français en Afrique », etc. L’impérialisme français en Afrique est indéniablement dans une séquence historique de crise. Dans la même période se déploie dans l’hexagone un processus de fascisation que nous avons longuement analysé dans nos derniers articles [lois jumelles liberticides sur la sûreté globale et sur le « séparatisme », basculement du centre de gravité des discours politiques du ministre de l’intérieur vers l’extrême-droite, tribunes de militaires, manifestations policières devant l’assemblée nationale, multiplication des discours et analyses sur le déclin à conjurer, etc.]. Les deux réalités externe et interne sont rarement mises en lien dans les analyses politique. La cécité sur ces liens est un obstacle à la compréhension des enjeux et dangers politiques contemporains en France.
Si tous les impérialismes, en tant que capitalisme parvenu au stade de « la domination des monopoles et du capital financier[i]», possèdent des invariants [exportation des capitaux, place prépondérante du capital financier, etc.], ils n’en sont pas moins chacun le résultat d’une histoire spécifique les spécifiant et les particularisant. Ils s’insèrent en outre tous dans un rapport de force mondial qu’il est incontournable de prendre en compte pour comprendre les stratégies et les politiques mises en œuvre. Certaines spécificités de l’impérialisme français sont, selon nous, à prendre en compte, pour comprendre la séquence historique actuelle.
La collaboration massive de la classe dominante française avec le nazisme met cette dernière dans une situation particulière au moment de la Libération. Elle ne peut espérer se relever et rester au pouvoir qu’en s’appuyant sur son empire colonial [il en découlera la reconquête du Vietnam et la sale guerre qui lui succède, les crimes de masse de mai 1945 en Algérie, la longue et barbare guerre d’Algérie, etc.]. Cependant cette reconquête est soumise à l’approbation des USA qui deviennent la puissance impérialiste dominante et qui conditionne logiquement cette approbation à une dépendance économique et militaire. Cela se traduira par le plan Marshall dont une des conditions est l’enclenchement de la construction européenne que Washington veut intégrer pour isoler l’Union Soviétique. Affaiblie structurellement la classe dominante française est contrainte d’accepter cette place d’« impérialisme secondaire ». C’est ainsi avec la bénédiction de l’OTAN que la France mène les salles guerres du Vietnam, d’Algérie, du Cameroun, etc.
Cela ne veut pas dire que la classe dominante française renonce à redevenir une puissance impérialiste de premier plan. L’épisode gaulliste en témoigne, de même d’ailleurs que la construction européenne ultérieure. L’épisode gaulliste exprime la tentative de l’impérialisme français de reprendre pied en jouant une place « entre les deux grands » alors que la construction européenne signifie le même objectif en tentant cette fois-ci de devenir la puissance dominante de l’Union européenne. Ce dernier espoir volera en éclat avec la réunification allemande qui fait basculer le rapport de forces intra-européen en faveur de Berlin. Le caractère secondaire de l’impérialisme français est ainsi renforcé par la réunification allemande. L’avenir et la place de l’impérialisme français dépendent désormais de la construction d’un nouveau super-impérialisme : celui de l’’Europe.
Cet avenir et cette place sont l’objet d’affrontements et de contradictions entre les pays européens et en particulier entre la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Dans cette lutte impitoyable les seuls atouts réels que possède la France est son lien historique particulier avec l’Afrique, son expérience d’interventions militaires et les effets en retour sur la production d’armements, son « pré-carré » reproduit par le système Françafrique, etc. Le caractère secondaire de l’impérialisme français est justement le facteur qui transforme celui-ci en gendarme de l’Afrique dont le dernier avatar est la guerre contre la Libye et ses effets chaotiques qui perdurent jusqu’à aujourd’hui. La fréquence des interventions militaires françaises en Afrique ne découle pas de pseudo « liens historiques », d’une soi-disant « destinée commune » ou d’une nécessité commune de lutter contre le « terrorisme djihadiste ». Elle s’explique par le fait que l’Afrique est le dernier atout français pour négocier une place au sein des rapports de forces entre puissances impérialistes. François Mitterrand en parlait déjà comme suit en 1957 : « Le monde africain n’aura pas de centre de gravité s’il se borne à ses frontières géographiques. […] Dire à nos alliés que là est notre domaine réservé […] car sans l’Afrique il n’y aura pas d’histoire de France au XXIe siècle […] La France reste celle qui conduit, celle dont on a besoin, celle à laquelle on se rattache. [ii] » Cinquante ans plus tard Jacques Chirac lui répond en écho : « Sans l’Afrique, la France descendra au rang de puissance de troisième rang[iii]. »
L’aggravation contemporaine de la crise de l’impérialisme français
Un simple regard sur les évolutions des importations et des exportations de l’Afrique ces dernières décennies permet de visualiser la perte d’influence économique française et européenne sur le continent. Les données de la CNUCED [Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement] indiquent ainsi que l’Union européenne comptait pour 48. 2 % dans les exportations africaines en 1995 et pour 33.2 % en 2019. Elles précisent également que 43 % des importations africaine provenaient d’Europe en 1995 contre 29.9 % en 2019[iv]. Concernant la place de la France, un rapport d’Hervé Gaymard [réalisé pour le ministère de l’Europe et des affaires étrangères] utilise l’expression « déclin relatif » pour qualifier l’évolution des échanges entre l’hexagone et le continent. Ce dernier qui porte un titre significatif [« Relancer la présence économique française en Afrique : l’urgence d’une ambition collective à long terme »] résume comme suit la situation :
Le déclin relatif de la présence économique française sur le continent africain est à la fois massif et soudain. Ce déclin relatif est très net : les parts de marché de la France en Afrique ont été divisées par deux depuis 2001, de près de 12% à environ 6% […]. Ce déclin relatif, très net, est d’autant plus spectaculaire que le poids de la France dans le commerce total des marchandises avec l’Afrique s’était maintenu, de 1970 au début des années 2000, autour de 15%[v].
Le rapport souligne en outre que le « déclin des parts de marché françaises est particulièrement marqué en Afrique francophone [de 25 % en 2000 à 15 % en 2017]. Une étude de la COFACE [Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur] datée de 2019 précise que tous les grands secteurs d’exportation, à l’exception de l’aéronautique, sont touchés par ce « déclin relatif » : Machines, appareils électriques, Pharmacie, automobile, blé[vi], etc. La perte de ces parts de marché selon cette étude provient de « la fulgurante progression de la Chine […] En Afrique de l’Ouest, la percée de la Chine est encore plus notable si l’on inclut Hong Kong, qui s’est imposé comme un acteur important avec des gains de parts de marché de l’ordre de 10 points[vii]. » Plusieurs seuils symboliques sont dépassés : la Chine remplace la France à la place de premier exportateur vers l’Afrique en 2007 et l’Allemagne remplace la France à la place de premier exportateur européen en 2017. Ces quelques données mettent en exergue que de nombreux pays africains ont mis à profit le contexte de « mondialisation » et la multilatéralisation du monde qui l’accompagne pour sortir du face-à-face contraint avec l’ancienne puissance coloniale. Ils ont diversifié leurs échanges en s’appuyant sur les pays dits « émergents » et en particulier sur la Chine pour desserrer le carcan de la relation de dépendance caractéristique du colonialisme et du néocolonialisme. Ils ont mis en œuvre la logique de la « concurrence libre et non faussée » de la mondialisation capitaliste en la retournant contre un de ses promoteurs important : la classe dominante française.
Les réactions ne tardèrent pas. Elles prirent de multiples formes. En premier lieu elles s’orientèrent vers des campagnes idéologiques diverses [La Chine et les Ouïgours, la mauvaise qualité des produits chinois, le nouvel impérialisme chinois, etc.] dont le point commun est de diaboliser les concurrents actuels des entreprises françaises en Afrique. Elles prirent ensuite la forme des promesses politiques de réformes tous azimuts des rapports franco-africains : promesse de sortie de la Françafrique, reconnaissance euphémisée des massacres coloniaux, discours du « responsable mais pas coupable » à propos du génocide au Rwanda, annonce de la réforme du Franc CFA pour le remplacer par l’ECO, etc. Elles prirent enfin la forme d’un changement de doctrine militaire pour lutter contre le « terrorisme ». Cumulée ces différentes réactions soulignent l’ampleur de la crise actuelle de l’impérialisme français, ravalé plus que jamais au rang d’impérialisme secondaire et menacé de perdre son dernier atout dans les négociations avec les autres impérialismes : son « pré-carré » africain. Le vocabulaire du rapport au ministre des affaires étrangères [« Déclin relatif », « massif et soudain », « spectaculaire », « urgence », etc.] est significatif de l’importance de cette crise conduisant à un diagnostic d’alarme porteur de nombreux dangers pour la paix sur le continent africain.
La même période qui voit se déployer ce « déclin relatif » se caractérise en effet également par un changement de la doctrine militaire française. Le livre blanc de la défense de 2013 s’inquiète ainsi de la « montée en puissance des pays émergents, en particulier celle du Brésil, de l’Inde et de la Chine ». Il alerte sur le fait que ces nouveaux concurrents « ne se limitent plus aux seuls produits énergétiques et aux matières-premières ». Il met en garde également sur l’activisme du concurrent états-unien sur le continent : « [Les États-Unis] continuent de s’intéresser à cette zone comme en témoigne la création d’un commandement spécialisé – Africom. » Il déduit ensuite de ce diagnostic des axes stratégiques prioritaires de défense vers « le Sahel, de la Mauritanie à la Corne de l’Afrique, ainsi qu’une partie de de l’Afrique subsaharienne [qui] sont également des zones d’intérêts prioritaires pour la France, en raison d’une histoire commune, de la présence de ressortissants français, des enjeux qu’elles portent et des menaces auxquelles elles sont confrontées ». Il conclut enfin à la nécessité d’une intervention militaire directe plus forte, plus durable et plus fréquente dans ces « zones stratégiques » : « L’évolution du contexte stratégique pourrait amener notre pays à devoir prendre l’initiative d’opérations, ou à assumer, plus souvent que par le passé, une part substantielle des responsabilités impliquées par la conduite de l’action militaire[viii]. »
Un autre axe essentiel du livre blanc de la défense de 2013 est le renforcement de la production d’armement présentée comme un des atouts importants des capacités de défense française. Cette production, rappelons-le, a besoin de guerres pour se maintenir. Dans les salons où se négocient les contrats de vente d’armements entre États, l’industrie française peut mettre en avant comme arguments de vente des produits des expérimentations pratiques en Afrique. Les profits faramineux de l’industrie d’armement ont besoin de guerres réelles pour se réaliser. La France est ainsi en 2020 le troisième exportateur d’armes dans le monde avec 8. 2 % des exportations mondiales. De même les exportations françaises ont bondit de 44 % entre 2016 et 2020[ix]. Les profits des grands groupes français sont logiquement faramineux : Thalès [8.56 milliards d’euros en 2018] ; Naval group [3.81 milliards] ; Safran [2.93 milliards] ; Dassault [2.65 milliards] ; le Commissariat à l’Énergie atomique [2.08 milliards] ; etc[x].
Le fait que l’impérialisme français est effectivement en crise et en « déclin relatif » ne signifie donc pas qu’il est moins actif et moins agressif. Au contraire la sécurisation des sources de matières premières et des parts de marché des entreprises françaises d’une part et le besoin de promouvoir son industrie d’armement d’autre part suscitent un activisme d’ingérence militaire grandissant dont les derniers évènements africains ne sont que des illustrations.
La fabrique du consentement de l’opinion publique
La crise et le « déclin relatif » de l’impérialisme français, de même que l’activisme d’ingérence militaire qui en découle, se déploient cependant dans une séquence historique particulière caractérisée par une hausse massive de la paupérisation et de la précarisation, une montée de la colère et de la contestation sociale, une crise de légitimité du pouvoir d’État sans précédent depuis de nombreuses décennies. Du mouvement des Gilets jaunes à celui contre la réforme des retraites, des manifestations massives contre les crimes policiers à l’opposition à la loi sur la sureté globale, de la grève longue des éboueurs à celles tout aussi durable de Chronopost ou de l’hôtel Ibis de Batignolles, etc., ce qui s’exprime de plus en plus c’est une distance et une rupture de la majorité de la population d’avec le discours officiel de légitimation du néolibéralisme et de son austérité inéluctable. Le processus de fascisation que nous avons décrit dans nos derniers articles est une réponse à la fois à cette situation hexagonale et à la nécessité de préparer une opinion publique pour le moins indifférente à ces interventions militaires françaises [couteuses pour la nation mais rentables pour les monopoles de l’armement] et pour le mieux favorable.
C’est pour cette raison qu’une logique d’extrême-droitisation de la vie politique française a été déployée par le gouvernement lui-même : nomination de Gérard Darmanin, promotion du thème idéologique sur le séparatisme et loi sur le séparatisme, promotion du thème sécuritaire comme pôle central de la campagne des présidentielles, etc. Cette logique instrumentale d’État a été confortée par les mutations récentes du paysage audio-visuel qui avec le développement des chaînes comme CNews ont pour principal caractéristique de diffuser un discours du « déclin et du sursaut » qui est un des traits identitaires de l’extrême-droite et du fascisme. Elle a été renforcée par la logique de surenchère de la galaxie fasciste et/ou identitaire qui tient le même discours du « déclin et du sursaut » sur un plan général et au sein de certaines institutions en particulier [armée, police, etc. Si chacun joue ici sa partition pour ses intérêts propres, le résultat d’ensemble est la réunion progressive des conditions de possibilité d’une séquence fasciste non plus comme une hypothèse lointaine mais comme une perspective de court terme de réponse au « déclin relatif » national et international. Certes nous n’en sommes pas là et d’autres options existent encore pour la classe dominante. Cependant indéniablement le contexte idéologique promu, de même que les évolutions législatives sécuritaires, constituent des ingrédients d’une solution fascisante à la crise, surtout si on ne limite pas cette dernière à la seule figure du Rassemblement National et de Marine Le Pen. Comme nous l’avons souligné dans nos articles précédents, le fascisme contemporain ne se moule pas forcément dans les habits anciens. Il ne défile pas forcément en chemise brune et peut très bien s’acclimater au « costume-cravate » et même au « jeans et aux cheveux longs ».
Face à ce contexte national et international, force est de constater une faiblesse idéologique des réactions. Nous disons idéologique parce que la faiblesse quantitative n’est, selon nous, qu’une des conséquences de la faiblesse idéologique. Sans être exhaustif au moins trois éléments de faiblesse structurelles de l’opposition à la fascisation peuvent être mentionnés. Le premier est l’analyse du racisme comme phénomène individuel empêchant de saisir sa dimension structurelle comme en témoigne les polémiques au sein même de la « gauche » sur le « racisme d’Etat », le « racisme anti-blanc », les « violences policières systémiques », etc. Le second est le mythe de la République et l’essentialisation des conquis politiques historiques [la laïcité, le principe d’égalité homme-femme, l’interdiction de la discrimination légale en fonction de l’origine, etc.] comme étant des traits de « l’identité française » comme en témoigne la difficulté à constater le développement réel de l’islamophobie en France, à s’opposer radicalement à la loi sur le séparatisme ou à exiger la régularisation de tous les sans-papiers. Le troisième est enfin la sous-estimation de la dimension anti-impérialiste dans la prise en compte des rapports de force entre classes sociales comme en témoigne l’absence dramatique de mobilisations contre les guerres menées par l’armée française en général et en Afrique en particulier.
Négation du racisme comme modalité de gestion du rapport de classe, persistance d’une vision idéaliste de la République et de la Nation et faiblesse de l’anti-impérialisme sont les trois mamelles politiques nourrissant la faiblesse de la résistance antifasciste aujourd’hui.