Il y a soixante ans, la répression des nationalistes par les armées française puis camerounaise a fait des dizaines de milliers de morts.
C’est une guerre d’indépendance passée sous silence et qui ne trouve toujours pas sa place dans les manuels scolaires. Plus de soixante années sont passées mais, à son évocation, Odile Mbouma, 73 ans, en a encore « la chair de poule ». Cette Camerounaise avait 7 ans lorsque les troupes françaises sont entrées à Ekité, ville frondeuse du sud-ouest du Cameroun, où elles ont massacré plusieurs dizaines, peut-être une centaine, de ses habitants.
C’était la nuit du 30 au 31 décembre 1956. Une nuit qui « a bouleversé toute ma vie », confie Odile. « Nous étions sous un arbre lorsque le crépitement des armes nous a surpris, c’était le sauve-qui-peut », relate la vieille dame, racontant avoir couru de toutes ses forces en enjambant des cadavres : « Il y en avait partout. » Les troupes coloniales étaient à la recherche de combattants indépendantistes, membres de l’Union des populations du Cameroun (UPC). Créé en 1948, ce parti anticolonialiste a fait face à une répression sanglante des armées française puis camerounaise.
Entre 1955 et 1964, des dizaines de milliers de personnes, membres de l’UPC ou simples civils, auraient été tuées, selon Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, auteurs de l’ouvrage La Guerre du Cameroun (éd. La Découverte, 2016). Une guerre « passée inaperçue, effacée des mémoires », écrivent-ils, et qui a continué bien après l’indépendance du Cameroun, prononcée le 1er janvier 1960. La répression des nationalistes s’est en effet poursuivie sous le régime du président Ahmadou Ahidjo (1960-1982), accusé d’avoir confisqué l’indépendance avec l’aide de la France.
« Votre combat n’a pas été vain »
Au bout d’une piste en terre, dans un champ de broussailles, une gerbe de fleurs repose au sol. « La Nation se souviendra de votre sacrifice », est-il écrit. « Là, c’est l’une des fosses communes dans lesquelles les nationalistes ont été enterrés », désigne Jean-Louis Kell, militant d’une section locale de l’UPC. A une dizaine de mètres, une deuxième fosse. « Une troisième a été découverte il n’y a pas longtemps », rapporte un rescapé, Benoît Bassemel, 7 ans à l’époque, les larmes aux yeux en évoquant l’assassinat de son père.
Devant la gerbe, M. Kell se recueille et s’adresse aux militants de l’UPC qui l’accompagnent en cette matinée de décembre 2019. « Votre combat n’a pas été vain, cette lutte se poursuivra jusqu’à l’acquisition de la vraie indépendance », leur promet-il. Les nationalistes estiment que l’indépendance de 1960 n’est pas celle pour laquelle ils se sont battus, accusant les deux présidents camerounais, Ahmadou Ahidjo puis Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, d’avoir été et d’être toujours main dans la main avec Paris.
« Nous voulions être libres comme les autres pays. Nous ne voulions plus que les Blancs nous assujettissent », souligne un autre rescapé de cette guerre, Mathieu Njassep, 80 ans. Au lieu-dit Petit Paris, un quartier populaire de Douala, la capitale économique, où il vit dans un minuscule deux-pièces avec sa famille, M. Njassep garde des souvenirs précis de la guerre.
Séduit par l’idéologie nationaliste, il intègre en 1960, à l’âge de 21 ans, l’Armée de libération nationale du Kamerun (ALNK), la branche armée de l’UPC. Après deux années de combat, il est nommé secrétaire d’Ernest Ouandié, l’une des figures du mouvement. Condamné à mort, il aura la chance d’éviter l’application de sa peine, contrairement à M. Ouandié, fusillé sur la place publique en 1971. « Nous n’avions presque rien pour faire la guerre, décrit-il. Des machettes, des bâtons, puis des armes de fabrication artisanale. Alors on tenait des embuscades. Si nous avions eu suffisamment d’armes, nous les aurions vaincus. »
Plus aucune trace de vie humaine
A l’époque, l’ALNK avait établi son quartier général à Bandenkop, un village de l’ouest, en pays bamiléké. Là-bas, les combats furent rudes entre l’armée française et les combattants nationalistes. Dans la vallée accidentée d’où le commandement de l’ALNK pilotait les opérations, il n’y a plus aucune trace de vie humaine. Seul le ruissellement des eaux est audible. « Toute cette zone était régulièrement bombardée » par l’aviation française, rapporte Michel Eclador Pekoua, ex-responsable de l’UPC. S’il évoque, tout comme d’autres nationalistes, l’usage du napalm lors de ces bombardements, la France n’a jamais confirmé ou infirmé l’utilisation de cette substance incendiaire.
A 30 km au nord, dans la ville de Bafoussam, un rond-point porte le nom de « carrefour maquisard » parce qu’il était le lieu d’exposition des têtes des nationalistes décapités, assure Théophile Nono, secrétaire général de l’association Mémoire 60. « Les méthodes allaient de l’emprisonnement arbitraire de tout Camerounais soupçonné de rébellion, à la torture systématique, en passant par les exécutions sommaires extrajudiciaires », accuse-t-il.
Durant de longues années, cette guerre est restée un sujet largement tabou au Cameroun. C’est dans les années 1990, en pleine éclosion de revendications démocratiques, que cette chape de plomb a commencé à être soulevée. « Souvenons-nous qu’avant l’indépendance, certains en avaient rêvé, ont combattu pour l’obtenir et y ont sacrifié leur vie », a déclaré en 2010 le président Biya, poursuivant : « Notre peuple devra leur en être éternellement reconnaissant. »
Côté français, François Hollande a été le premier président, après des années de silence, à admettre « une répression » contre des nationalistes et à évoquer « des épisodes tragiques ». « Il y a eu une répression dans la Sanaga-Maritime et en pays bamiléké et je veux que les archives soient ouvertes pour les historiens », a-t-il déclaré en 2015, sans reconnaître ouvertement la responsabilité de la France. Interrogé par l’AFP, le ministère des affaires étrangères indique que ces archives sont désormais consultables. Mais pour M. Nono et les autres rescapés, ce n’est pas suffisant : « La France doit reconnaître sa responsabilité. Elle doit s’engager à indemniser les victimes de la sale guerre qu’elle a soigneusement cachée, côté français, comme côté camerounais. »
Le Monde avec AFP