Le conflit au Cameroun anglophone (5/5). Frontalière de la zone revendiquée par les séparatistes, cette partie francophone du pays subit de nombreuses attaques.
Ils ont changé le lieu du rendez-vous à trois reprises. Finalement ils sont là, assis sur des tabourets en bambou, dans le salon d’une maison en terre battue entourée de champs d’arachides et de maïs.
Les trois hommes, la vingtaine, viennent de Lébialem, dans le Sud-Ouest, une des deux régions anglophones du Cameroun avec le Nord-Ouest. Ils racontent avoir « combattu les militaires, kidnappé les ennemis ». Ont-ils tué ? Ils éludent la question à plusieurs reprises : « Il y a des morts des deux côtés, nous nous battons pour l’indépendance de l’Ambazonie », cet Etat imaginaire que les séparatistes veulent voir naître.
Aris, John et Seh (les prénoms qu’ils donnent) sont venus « se reposer » dans ce village de la région francophone de l’Ouest. Depuis deux ans, la crise qui secoue le Cameroun anglophone s’est transformée en conflit armé. Les combats entre les forces de défense et de sécurité camerounaises et les séparatistes ont poussé 530 000 personnes à fuir pour se réfugier dans les forêts environnantes et les régions francophones, selon l’ONU.
L’Ouest, frontalier des régions anglophones, accueille plus de 65 000 déplacés. Parmi ceux-ci se trouvent des sympathisants de la cause ambazonienne, des anciens combattants en fuite, mais aussi des séparatistes armés toujours actifs. C’est le cas des trois jeunes hommes, qui assurent avoir quitté la ligne de front « pour quelques jours » après de violents combats.
« Ici, personne ne nous soupçonne »
« On va repartir. On le fait tout le temps. Ici, personne ne nous soupçonne. On passe par la brousse et on arrive. On reprend des forces », confie John, 22 ans. Le plus jeune des trois explique que « beaucoup de frères sont dans les forêts francophones ». Il sort son smartphone à l’écran fissuré et fait défiler des dizaines de photos. Ici, on le voit tenant une arme, le regard dur. Là, il est accompagné de plusieurs autres combattants, en pleine forêt.
Pourtant, l’Ouest subit régulièrement des incursions attribuées aux séparatistes. Depuis le début de la crise, des villages, des établissements scolaires, des centres de santé, des marchés de cette région ont été attaqués, détruits ou incendiés. Des habitants ont été kidnappés et certains tués. Plusieurs villages francophones frontaliers se sont vidés, gonflant le rang des déplacés et augmentant les besoins humanitaires. Face à cette situation, les autorités locales ont interdit ou restreint, selon les localités, la circulation des motos-taxis, moyen de transport privilégié des groupes armés. La sécurité a également été renforcée.
D’après Awa Fonka Augustine, le gouverneur de l’Ouest, depuis six mois les attaques séparatistes ont « sensiblement » baissé et ne sont plus « quotidiennes comme avant ». « On a une maîtrise du terrain et nous n’allons en aucun cas permettre qu’il y ait une base arrière. L’Ouest est contre les séparatistes », assure-t-il, expliquant que le gouvernement a pris des dispositions pour mettre un terme aux activités des sécessionnistes, où qu’ils soient.
Base de repli et zone d’approvisionnement
Selon Joseph Léa Ngoula, analyste politique et expert sécuritaire à la tête du cabinet Orin Consulting Group, les attaques enregistrées dans l’Ouest sont souvent le fait de bandes armées qui profitent du chaos pour s’approvisionner à travers la contrebande, les rackets, les enlèvements, le grand banditisme et le pillage. Cependant, note-t-il, lorsque les séparatistes attaquent les localités francophones, ils le font généralement « en représailles contre certaines communautés perçues comme alliées des forces gouvernementales ou hostiles vis-à-vis des déplacés anglophones ». Selon lui, les sécessionnistes voient l’Ouest comme une base de repli et une zone d’approvisionnement.
L’Ouest n’est pas la seule région francophone attaquée. Le Littoral, frontalier du Sud-Ouest, accueille une forte population de déplacés et subit lui aussi des incursions, mais à plus faible intensité. Selon une source sécuritaire, cette différence s’explique par le fait que l’Ouest et les régions anglophones ont beaucoup en commun : elles partagent, suivant les localités, les mêmes cultures, les mêmes langues, les mêmes activités économiques, et beaucoup d’habitants se sont mariés de part et d’autre de la frontière. « Cette proximité fait que les séparatistes s’infiltrent plus facilement dans l’Ouest »,souligne notre source.
Ernest Folefack, professeur de droit à l’université de Dschang et président de l’association Fountain of Justice Cameroon, ne cache pas son inquiétude. Il constate, de plus en plus, « une radicalisation » des déplacés qui peinent à manger, à se loger et à envoyer leurs enfants à l’école. « La situation humanitaire se détériore, déplore-t-il. En l’absence d’aide suffisante, les déplacés sont de plus en plus amers. Ils plongent dans un monde irréel, l’Ambazonie, où tous leurs problèmes seront résolus. »
« L’indépendance est la seule solution », tonne un ancien adjudant-chef âgé de 72 ans. L’homme a servi pendant trente-six ans sous le drapeau camerounais. Aujourd’hui, cet anglophone et cinq de ses amis sexagénaires réfugiés à Dschang et se présentant comme « séparatistes » assurent encourager « les troupes sur tous les terrains, y compris nos enfants qui sont avec nous et qui veulent partir combattre ». Et de conclure : « Trop c’est trop ! »
« Ils vont créer un monstre »
La colère est telle que les détenus anglophones des prisons de Kondengui, à Yaoundé, et de Buea, dans le Sud-Ouest, ont organisé des mutineries pour protester contre leurs conditions d’emprisonnement, les lenteurs judiciaires et exiger leur libération. A Yaoundé, 244 détenus ont été « interpellés » pour être interrogés hors de la prison, dont Mamadou Mota, vice-président du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC), l’un des principaux partis d’opposition. Ils sont accusés de « rébellion », « vol en co-action » et « tentative d’évasion ».
Originaire de l’Ouest, Maurice Kamto, le président du MRC, arrivé officiellement deuxième à l’élection présidentielle d’octobre 2018 et qui clame sa victoire, est emprisonné depuis janvier. De nombreux cadres et militants ont subi le même sort. Selon des membres du parti, le gouvernement, incapable de résoudre la crise anglophone qui dure depuis 2016, cherche des « boucs émissaires ».
Christopher Ndong, le secrétaire général du MRC, assure que « tout le monde » connaît les conditions de détention « inhumaines », la maltraitance des détenus, la surpopulation carcérale, l’interdiction pour certains de voir un médecin, leur avocat ou, parfois, des membres de leur famille. « Nos militants n’étaient en complicité avec personne, martèle-t-il. Bientôt, le pouvoir dira que c’est le MRC qui est derrière la crise anglophone, alors que nous avons été les premiers à reconnaître qu’il y avait un problème et à donner des solutions. »
Au siège de son association, Ernest Folefack reçoit constamment les déplacés. Pour lui, il faut « urgemment mettre fin à la crise », car les combats en zone anglophone, les incursions dans l’Ouest et la colère grandissante des déplacés font craindre le pire. « Si rien n’est fait, ils vont créer un monstre », avertit-il.
Au Cameroun, depuis bientôt deux ans, une guerre a éclaté loin des regards extérieurs. Tenues à l’écart des médias, les deux régions anglophones du Nord-Ouest et Sud-Ouest ont basculé dans un conflit d’où n’émergent sur les réseaux sociaux que quelques rares et horribles images d’exactions. Entre les groupes armés qui combattent pour l’indépendance de ces deux régions et les forces armées camerounaises, les civils paient le prix fort. D’après les Nations unies, 4 millions de personnes sont affectées par le conflit. Plus d’un demi-million de personnes ont été déplacées, près de 2 000 tuées. Les enlèvements sont devenus un commerce en pleine expansion alors que l’économie de la région s’effondre. Notre reporter Josiane Kouagheu est allée donner la parole aux acteurs et aux victimes de ce drame.
Par Josiane Kouagheu(le Monde Afrique)