Prof. Viviane Ondoua Biwole, est ancienne DGA de l’Institut Supérieur de Management Public ISMP, Enseignante d’Université, elle est experte en gouvernance publique. Pour elle, lutter contre le tribalisme, ne peut être possible sans réviser la constitution du Cameroun et y remplacer la notion d, autochtone par celle de résidant.
Peut-on vraiment lutter contre le tribalisme sans modifier la Constitution ? Une réflexion profonde est nécessaire. Car la loi fondamentale du Cameroun semble détenir une des racines du fléau. Il s’agit du concept d’autochtone. En effet, son usage n’est pas neutre dans la recrudescence du repli identitaire ambiant. La révision constitutionnelle pourrait alors s’avérer nécessaire pour extirper ce concept de la constitution et le remplacer par celui de résident qui nous parait plus approprié pour renforcer durablement la référence à la République. Avant de le démontrer, il convient au préalable de mettre en exergue les dérives de l’usage de l’autochtonie.
Les dérives de l’usage de l’autochtonie
Le dictionnaire Larousse définit un autochtone comme un individu originaire et habitant le pays où ses ancêtres y ont également vécu. En contextualisant, on en déduit que l’autochtone d’une région, d’un département, d’un arrondissement ou d’un village est à la fois originaire et résident dans cette localité. Deux critères confèrent donc la qualité d’autochtone : l’origine et la résidence. L’emprunt de cette notion par la constitution du Cameroun vise à reconnaître des droits privilégiés à cette catégorie de citoyens avec l’idée que chaque Camerounais est autochtone d’une localité. À cette notion, la constitution ajoute le concept de minorité.
Seulement, la Constitution elle-même ne définit ni l’autochtonie ni la minorité. Cela est pourtant indispensable lorsqu’on sait que la grande majorité, sinon tous les peuples actuels du Cameroun y sont arrivés par flux migratoires. Il faut donc dire exactement quelle est la durée de la présence sur un territoire ou le nombre de générations qui devraient s’y succéder pour conférer l’autochtonie à un peuple. Du fait de ce déficit de clarté, à la pratique, les décideurs publics et politiques n’ont pas toujours tenu compte des deux caractéristiques de l’autochtonie. Le privilège est accordé à l’origine de par l’héritage génétique. L’exigence de la résidence est alors minimisée. Ainsi, qu’il s’agisse du cadre réglementaire appliqué lors des concours administratifs à travers l’équilibre régional ou de la pratique observée dans les nominations aux hautes sphères de gestion (ministère, direction générale des entités publiques, ambassadeurs, fonctionnaires des agences communautaires, etc.), seule la notion d’origine est valorisée.
Repli identitaire, compétition acerbe entre les frères d’une même communauté et reproduction clanique
À l’observation, le concept d’autochtone exige aux communautés d’organiser la compétition en leur sein et entre elles avec deux conséquences néfastes. La première est le repli identitaire imposé par cette pratique au travers de la notion de partage du gâteau national bien connue dans l’environnement administratif camerounais. D’ailleurs, le journal L’œil du Sahel se plaît à révéler, après chaque remaniement ministériel, le nouveau partage insistant sur les gains et les pertes des différentes régions et départements. La deuxième conséquence concerne les rivalités entretenues au sein de chaque communauté. Au point où, les antagonismes entre frères de la même région cachent à peine des velléités féroces de lutte de pouvoir ; les postes réservés aux originaires de la région étant connus et peu nombreux. La compétition est alors rude et le passage du témoin reste dans certains cas l’affaire d’une même famille ou d’un clan.
Le Président de la République reconnait pourtant que : « Construire la nation c’est assurer la participation des composantes de toutes les régions et de toutes les ethnies sans exclusive. L’équilibre régional est donc l’outil qui permettra de favoriser la coexistence harmonieuse des différentes ethnies en sauvegardant les droits, les identités et les génies des minorités »[1]. Cette affirmation fait suite au constat d’échec de cet outil à assurer l’unité dans la diversité : « J’ai réaffirmé mon attachement inébranlable et constant à l’unité nationale, si chèrement acquise, si jalousement préservée, notamment par l’arithmétique de l’équilibre et de la représentation qui, tout en ayant ses mérites, a plus rassemblé et juxtaposé qu’elle n’a profondément unifié, souvent au mépris de l’efficacité »[2], affirme-t-il. Cette réalité et les récriminations de plus en plus audibles des différentes communautés dévoilent l’urgence de repenser le mode de gestion de la diversité. Nous proposons le concept de RÉSIDENT comme alternative. L’idée de cette proposition est de trouver un repère à la République et pas à l’ethnique dont l’usage a montré des limites.
Les qualités du concept de résident
Un résident[3] est une personne physique ou morale dont le domicile ou le siège principal est situé dans une région donnée et juridiquement consacrée par une autorité administrative. L’idée ici est de dire que chaque Camerounais dispose d’une localité de résidence (domicile principal), dans laquelle il exerce sa principale activité, paie ses impôts et où ses interactions politiques, économiques et sociales sont dominantes. Cette proposition s’appuie sur l’analyse des différents modèles de gouvernance d’entreprise. En effet, trois théories de gouvernance cohabitent dans la littérature managériale et peuvent être convoquées dans la gestion de la diversité au sein d’un territoire : la théorie actionnariale, la théorie partenariale et la théorie cognitive. La première privilégie les seuls intérêts de l’actionnaire. La deuxième tient compte des préoccupations de l’ensemble des parties prenantes. Et la troisième met l’accent sur la capacité des structures à innover en identifiant les nouveaux problèmes et en y apportant des solutions adéquates. Ces trois théories abordent différemment la question de la gestion de la diversité à travers la création et de la répartition de la valeur.
D’abord, un modèle dit patrimonial épousant la théorie actionnariale. Ici, l’autochtone est le seul propriétaire du territoire du fait de son origine héréditaire. Et c’est autour de lui que se structurent toutes les autres transactions. Dans ce contexte d’essence contractuelle, l’essentiel de la régulation porte sur la résolution des conflits d’intérêts et en particulier de la minimisation des coûts liés à la cohabitation avec les autres communautés dites migrantes. Les décisions prises visent alors à accorder aux autochtones bien plus de droits qu’aux autres Camerounais avec lesquels ils partagent le même territoire afin de sécuriser leurs avoirs réels et symboliques (nomination des natifs du territoire, acquisition de droit ou de fait d’une part de la richesse naturelle du territoire ou celle produite par d’autres acteurs sur le territoire, droit d’usus, de frutus et d’abusus du patrimoine du territoire).
Cette conception consacre la propriété du territoire exclusivement aux autochtones, sans autre considération. Il est alors question d’assurer leur enrichissement et d’empêcher leur spoliation. Des mécanismes sont alors mis en place pour sécuriser la rentabilité de leurs actifs. C’est le cas de l’équilibre régional et des dispositions contenues dans certaines conventions d’exploitation visant à privilégier les autochtones. Si l’ensemble de ces mécanismes sont utiles dans le cadre de la gouvernance « orientée autochtone », ils sont « clivants » et ne facilitent pas une bonne intégration nationale issue de la gestion de la diversité des communautés vivant sur un territoire donné. Cette perspective moniste qui ne tient pas compte de la création de la valeur à travers les transactions entre les différentes parties prenantes d’un territoire cède l’intérêt au modèle partenarial.
L’autochtone n’est pas le seul propriétaire du territoire.
Le modèle partenarial revisite les contours du territoire en s’intéressant aux relations et interdépendances avec l’ensemble des parties prenantes considérées toutes comme copropriétaires du territoire. Celui-ci est désormais perçu comme un construit social, réceptacle des attentes, objectifs et intérêts de multiples partenaires qui peuvent influencer les décisions en son sein ou être influencés par les décisions qui y sont prises. Dans la perspective de ce modèle, l’alignement des décisions sur les seuls intérêts des autochtones ne permet pas d’assurer le développement durable du territoire. Il ne peut résulter que de la convergence des intérêts de toutes les communautés/individus qui cohabitent. Il apparaît alors une reconnaissance légitime des communautés dites migrantes au même titre que les autochtones.
Ce modèle pose alors la question de la gestion harmonieuse de multiples intérêts pour la plupart divergents de ces différentes communautés. Toutefois, les communautés qu’on pourrait qualifier ici « d’étrangères » ne sont pas seulement demanderesses, elles sont également des ressources précieuses pour le développement du territoire. Dans ce contexte, les communautés sont différenciées en fonction de la taille de leur créance dans le territoire. L’importance de l’engagement d’un agent individuel dépend alors de sa capacité à réaliser des investissements importants qui soutiennent son rapport d’échange. Cette vision plus élargie et dynamique de la gestion de la diversité convoque la perspective cognitive.
Enfin le modèle cognitif met l’accent sur la capacité d’un individu à repérer et à transformer les opportunités en richesses. Les droits d’un individu dans le territoire ne s’apprécient plus uniquement à partir de son origine ethnique, mais aussi à travers sa capacité à créer de la valeur. Ce modèle mobilise des mécanismes complexes qui tiennent compte à la fois des conflits d’intérêts et des conflits comportementaux.
Les deux derniers modèles montrent que le concept de résident est le mieux adapter pour une gestion de la diversité consolidant le vivre ensemble. En effet, la création de la richesse d’un territoire n’est pas la résultante de l’action des seuls autochtones. Conséquemment, la répartition de la richesse ne saurait leur revenir à eux seuls de droit du simple fait de leur origine ethnique. La qualité de résident d’un territoire est reconnue à tout Camerounais y ayant sa résidence principale et dont les activités ou les préférences/affinités légitiment la présence. Celle-ci ne prive pas les autochtones de leurs prérogatives à condition qu’ils y résident eux aussi et contribuent à la création de la richesse. L’investissement dans une résidence principale confère des droits et consacre l’attachement plus à la République qu’à l’ethnie ou la communauté parfois source de repli identitaire ou de tribalisme.
Les réformes induites
Cette proposition n’est pas sans conséquence. Au moins trois implications sont identifiées. La première concerne la reformulation de certaines dispositions de la Constitution. Il y est mentionné que « l’État assure la protection des minorités et préserve les droits des populations autochtones conformément à la loi ». Si la protection des minorités peut être conservée, le concept d’autochtone à opposer à celui d’allogène peut être supprimé au profit du concept de résident. De même, l’article 57 alinéa 1 de la constitution dispose que les organes de la région sont : « le Conseil régional et le Président du Conseil régional… Le Conseil régional doit refléter les différentes composantes sociologiques de la région… Le Conseil régional est présidé par une personnalité autochtone de la région élue en son sein pour la durée du mandat du Conseil ». Si le Conseil régional doit refléter les différentes composantes sociologiques de la région, rien n’explique qu’il soit absolument présidé par un autochtone.
La deuxième implication concerne l’acte décrétale discrétionnaire du Président de la République dans la promotion aux hautes fonctions administratives. La préoccupation est la même. Il s’agit de reconnaître que cette désignation devrait s’appliquer au résident et non à l’autochtone faisant référence à l’ethnie. Ce n’est pas une nouveauté au regard de l’élection de certains maires et députés non originaire de leur lieu de mandature. Dans cette logique, qu’il s’agisse des nominations ou de l’accès aux concours administratifs, la référence au concept de résident permettrait de fédérer l’intérêt autour des principes de la République au sens des valeurs que tous les Camerounais ont en partage où qu’ils se trouvent.
La troisième implication est d’ordre économique et pose le problème de la gestion de la rente des richesses naturelles. À ce sujet, les domaines et les matières relevant du domaine public devront être convenablement assurés par l’État. La gestion du foncier est sans doute l’un des problèmes complexes qu’il faudra adresser avec le concept de résident. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une réforme importance induisant des changements structurels qu’il faudra conduire avec courage, détermination et dextérité !
L’auteure, Prof. Viviane Ondoua Biwole a publié ce texte le 13 mai 2019.