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« (…) nous n’imaginions pas un instant que Issoufou enverrait le chef de la garde présidentielle, son homme, renverser celui qui était son camarade de parti depuis trente ans. »
EXTRAIT du Compte rendu d’audition, pages 10 à 12, à huis clos de Sylvain Itté, ancien ambassadeur de France au Niger par la Commission Défense de l’Assemblée nationale française.
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M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES): “Je vous remercie, Monsieur l’ambassadeur, et à travers vous l’ensemble du personnel du corps diplomatique qui a rempli sa mission jusqu’au bout dans des conditions terribles. On ne compte plus les coups d’État dans la bande sahélo saharienne alors même que nous disposions de milliers de soldats sur le terrain et que tous nos services de renseignement étaient présents. Comment peut-on expliquer une telle faillite de nos services ? Quels étaient les liens entre l’ambassade et les services ? Nous avions auditionné, également à huis clos, le directeur général de la DGSE, selon lequel, au Mali, l’ambassade n’avait rien vu. Qu’en est-il au Niger ? D’autre part, comment s’est passée la coordination entre l’Élysée, le ministère des affaires étrangères et celui de la défense dans les quelques jours qui ont suivi le coup d’État ? Des décisions ont été prises qui ont mis en péril certains de nos soldats isolés, qui ne pouvaient plus être approvisionnés. Comment tout cela a-t-il été anticipé et coordonné ?
Vous nous avez parlé de l’influence russe. Soit. Mais les troupes américaines restent au Niger sans être éjectées par les putschistes. Comment les Américains ont-ils réussi à négocier cela avec les Russes si, comme vous nous le dites, ils sont les maîtres du jeu ? Et si ce ne sont pas les Russes, comment l’influence russe s’exerce-t-elle pour faire partir la France mais pas les États-Unis ? Comment les Américains ont-ils réussi à conserver une base essentielle à leur présence en Afrique mais pas nous ? Enfin, comment se passent les discussions pour permettre le retrait de nos soldats dans le bon ordre et en sécurité ?”
M. Sylvain Itté: “Voilà qui me donne l’occasion de revenir sur une question à laquelle je n’avais pas répondu : « Pourquoi n’avez-vous rien vu ? ». C’est que ce coup d’État est dû à un paramètre que personne ne pouvait imaginer : l’implication directe de l’ancien président Issoufou, dont on peut avancer sans grand risque de se tromper qu’il a fomenté ou pour le moins accompagné le coup d’État contre son successeur.
Pourquoi les services de renseignement n’ont-ils rien vu venir ? Au Niger comme au Mali et au Burkina-Faso, la DGSE, était entièrement tournée vers la lutte contre le terrorisme. C’est la mission qui lui avait été donnée en partenariat avec les services de renseignement nigériens, puisque nous n’étions pas là pour mener cette guerre sans y associer les autorités locales dans le cadre d’un partenariat stratégique d’égal à égal. Avec le recul, on peut se demander s’il n’aurait pas fallu disposer de plus d’antennes dans le système politique nigérien. Mais j’aurais tendance à vous dire que nous avions ces antennes, grâce aux deux collaboratrices qui m’accompagnent ici et dont je vous assure qu’elles connaissent la société civile nigérienne comme peu de monde. Nous avons vu s’établir une distorsion entre le président Bazoum, homme éclairé qui avait une vision pour son pays mais qui était sans doute en décalage assez marqué avec le reste de sa société, et une administration nigérienne d’une très grande faiblesse au-delà même des questions de corruption. Le président Bazoum traçait son chemin avec des idées claires, par exemple au sujet de l’éducation des filles, je vous l’ai dit. Mais ses idées n’avaient rien d’évident pour la partie patriarcale traditionnelle de la société nigérienne, qui ne voulait pas entendre parler de pas pouvoir marier ses filles à 12 ans.
Il s’est donc heurté à des gens, a peut-être eu des paroles maladroites ou qui ont semblé l’être, et il s’est progressivement coupé de la réalité du pays.
D’autre part, le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme, le PNDS-Tarayya, créé par M. Bazoum avec M. Issoufou, était devenu un parti pour une part extrêmement corrompu et directement lié au trafic du pétrole géré par les Chinois. Une des raisons du coup d’État est que le président Bazoum, dans la perspective d’une augmentation importante de la rente pétrolière – le pays devait passer de 20 000 à 120 000 barils par jour avec le pipeline partant des zones de production jusqu’au port de Cotonou –, s’est attaqué à dater du mois de mars à la gouvernance pétrolière. Le jour du coup d’État devait se tenir un conseil des ministres pour créer une nouvelle société pétrolière dont le gouvernement nigérien aurait été majoritaire, et le président Bazoum avait refusé que le directeur général soit celui qui lui était proposé par le ministre du pétrole et qui n’était autre que le fils Issoufou.
Notre analyse était que le président Bazoum rencontrerait des difficultés dans un an, quand, entrant dans la deuxième partie de son mandat, il devrait rendre des comptes sur ce qu’il avait promis et ce qui n’avait pas été fait, mais nous n’imaginions pas un instant que Issoufou enverrait le chef de la garde présidentielle, son homme, renverser celui qui était son camarade de parti depuis trente ans. Nous avons effectivement failli, mais pas grand monde n’imaginait un tel scénario.
La coordination entre les services de l’État s’est faite rapidement. Le président de la République était en voyage dans le Pacifique, ce qui a compliqué les choses : avec le décalage horaire, nous avons eu des difficultés à recevoir ses instructions au cours des premières heures qui ont suivi le coup d’État. Mais je l’ai eu au téléphone le lendemain et il a été extrêmement présent. Le jour de l’attaque de l’ambassade, nous sommes passés à deux doigts d’une catastrophe puisque nous avions tiré toutes nos munitions non létales et que je venais de donner au chef de la sécurité l’autorisation de tirer – je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce que signifie de donner cette autorisation parce que la vie de 70 à 80 personnes dans l’ambassade était menacée. À ce moment, j’ai appelé l’ancien président Issoufou, dont il était évident pour moi qu’il était dans le coup, pour lui dire d’agir sur les militaires pour arrêter le mouvement des 6 000 personnes qui nous attaquaient. Alors que je venais de raccrocher après mon troisième appel à Issoufou, le président de la République m’a téléphoné pour me demander ce qu’il pouvait faire. Qu’il appelle à son tour Issoufou me semblait la clé de tout.
C’est ce qu’il a fait, et il a été convaincant : dix minutes plus tard, le général Modi, numéro 2 de la junte, était devant l’ambassade pour calmer les troupes, et dans les dix minutes suivantes tout le monde était parti. Les éléments de preuve sont donc assez flagrants.
Vous dites que les décisions prises ont mis des troupes françaises en danger. Mais il faut garder en tête la différence avec ce qui valait lors des opérations Barkhane et Sabre, les forces françaises au Niger étaient totalement intégrées aux unités nigériennes pour combattre à leurs côtés. Pas un seul soldat français ne sortait du camp si ce n’est dans le cadre d’une instruction opérationnelle donnée par les forces nigériennes. Aucune opération militaire française ne se faisait hors du cadre de partenariat avec les troupes nigériennes, où que nos troupes soient stationnées. Même la base aérienne projetée française n’était pas une base française mais un espace dans la base nigérienne, et les forces opérationnelles stationnées à Ouallam et à Tabaré n’étaient pas dans des camps français mais avec leurs camarades nigériens. On a du mal à imaginer aujourd’hui comment des soldats nigériens qui, huit jours auparavant, se battaient aux côtés des soldats français ont retourné contre eux leurs canons de 75.
Il y a sans doute des enseignements à tirer de tout cela. Cependant, on a souvent reproché à la France de mener ses opérations militaires, telles Barkhane, sans tenir compte de la souveraineté des États concernés. Au Niger, nous faisions l’inverse, et c’est d’ailleurs pourquoi la force ne s’appelait plus « Barkhane » : c’étaient les forces françaises au Sahel, intégrées aux forces nigériennes.
Les États-Unis, pour garder leur base d’Agadez, ont placé la libération du président Bazoum et le retour à l’ordre constitutionnel au bas de leurs priorités ; certains pays européens n’ont d’ailleurs pas fait mieux. On reproche souvent à la France d’avoir soutenu des régimes considérés comme illégitimes ; en l’occurrence, nous soutenions un président élu légitime. Le secrétaire d’État Anthony Blinken était venu à Niamey, tout comme sept ministres allemands ou européens en un an. Tout le monde venait voir le président Bazoum, et chacun sortait de ses entretiens avec lui en faisant son éloge. Les Américains ont cru pouvoir faire ami-ami avec la junte, notamment avec le général Barmou, formé aux États-Unis et ancien chef des opérations spéciales. Ce faisant, ils ont commis la même erreur que nous, croyant que parce qu’il avait été formé aux États-Unis il leur était acquis, ce qui n’est pas le cas du tout. À ce jour, les Américains ont divisé leur effectif par deux : ils avaient 1 100 personnes, ils en sont à la moitié et ils se posent sérieusement la question de savoir s’ils vont rester sur leur base d’Agadez, car il n’est pas question pour eux d’aller sur le terrain et il n’y aura plus de militaires français pour le faire à leur place. Il n’est donc pas impossible que les Américains quittent un jour le Niger. Nous connaissions bien le contingent italien, qui se limitait à des programmes de formation ; les Allemands faisaient également de la coopération et de la formation, mais ils ne sont jamais sortis sur le terrain. En bref, des États qui étaient les premiers à soutenir Bazoum ont été les premiers à l’abandonner.
Sur les conditions de désengagement des forces, mieux vaudrait interroger l’état-major mais, pour m’en être entretenu hier encore avec le commandement des forces, je sais qu’il s’est fait dans les meilleures conditions possibles, les militaires nigériens nous ayant laissés partir parce qu’ils craignaient une intervention militaire. Je crois savoir qu’aujourd’hui ne restent plus que 300 militaires français sur la base de Niamey, des logisticiens qui assurent le démontage et le désengagement complet. L’ensemble des matériels sensibles, hélicoptères et drones ont été rapatriés au terme d’une importante rotation d’hélicoptères. Les Nigériens nous interdisant de passer par Cotonou, tous les véhicules blindés lourds ont dû traverser le Niger. L’opération devrait être terminée, dans de bonnes conditions, à Noël”.
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PSA