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L’accaparement des terres est aujourd’hui la question centrale du développement agricole sur tous les continents, où la fragilité des sociétés rurales se retrouve exposée au besoin de quelques gouvernants étrangers de sécuriser leur approvisionnement alimentaire et surtout à l’appétit féroce des investisseurs.
L’accaparement de foncier au détriment des populations locales n’est évidemment pas nouveau : phénomène central pendant la colonisation, il s’est poursuivi et même accru dans les décennies qui ont suivi les « indépendances ».
En Amérique latine, en Asie et en Afrique, des firmes occidentales ont ainsi conservé et développé leurs emprises foncières, en général grâce à la complicités d’élites locales corrompues.
Programmes d’accaparement structurel
Les événements des années 90(lesquels?) donnèrent l’occasion de renforcer ce phénomène, avant qu’il ne s’accélère brutalement depuis 2007-2008.
Il y eut tout d’abord les célèbres programmes d’ajustement structurel (PAS) par lesquels le Fonds monétaire international (FMI) imposa aux pays étranglés par leur dette extérieure de réduire drastiquement l’intervention de l’Etat.
Ces plans d’austérité, qui n’avaient rien à envier à ce que vivent aujourd’hui la Grèce ou le Portugal, se sont traduits par la privatisation massive d’entreprises publiques.
En Françafrique, cette aubaine permis aux entreprises françaises de rafler la mise. Ainsi, au Cameroun, où le groupe français Rougier était déjà maître de centaines de milliers d’hectares de concessions forestières, le groupe Somdiaa d’Alexandre Vilgrain doubla subitement ses 10 000 hectares (ha) de surfaces cultivables en canne à sucre, la Compagnie fruitière de la famille Fabre prit le contrôle de la production de bananes sur une surface qui couvre désormais 4 500 ha, tandis que le groupe Bolloré mettait la main, en partenariat avec le belge Fabri, sur les dizaines de milliers d’hectares de concession de palmiers à huile de la Socapalm.
S’intéresser à l’accélération actuelle du pillage foncier ne doit pas faire oublier ces précurseurs… Photo et légende d’Isabelle Alexandra Ricq A son arrivée la Socapalm a rasé toutes les tombes qui n’étaient pas cimentées, puis a planté ses palmiers par dessus. Voici la tombe de mon grand-père, c’était la seule à être cimentée au village, c’est donc la seule qui reste de ce cimetière aujourd’hui.
Ce n’est pas donné à n’importe qui de faire cimenter une tombe, il faut avoir les moyens, être d’une famille un peu nantie. Entre nous au village on se charrie, on dit : Et toi tu es qui ? Ton père porte un palmier sur la tête !.
« Liberté » du marché agricole contre joug politique Mais la décennie des années 90 fut aussi celle de l’aboutissement de huit années de négociations sur le commerce international, connues sous le nom d’Uruguay Round, qui débouchèrent en avril 1994 sur les accords de Marrakech, fondateurs de la célèbre Organisation mondiale du commerce(OMC).
Ces accords expriment la nécessité de libéraliser différents secteurs commerciaux, dont celui de l’agriculture et de l’alimentation : une situation catastrophique pour les paysans du monde entier, mis en concurrence les uns avec les autres quel que soit leur niveau d’équipement et les subventions publiques qu’ils reçoivent, au point que de nombreux produits locaux se retrouvent en effet plus chers que les produits importés, et donc boudés par les consommateurs.
Résultat, les trois quarts du quasi milliard de personnes aujourd’hui sous-alimentées vivent en zone rurale, appauvries par cette compétition criminelle.
De quoi largement discréditer « l’efficacité » de cette politique…
Mais cette situation reste confortable pour les dirigeants illégitimes, soucieux de garantir un approvisionnement alimentaire à bas coût pour les villes, où se situe le cœur du pouvoir, et qu’il convient donc de préserver de la « révolte des ventres vides », susceptible de balayer le régime.
Les paysans, eux, sont trop isolés et éparpillés : ils crèvent en silence. En somme, peu importe que le peuple soit dans la misère, le seul souci de bien des despotes consiste à maintenir l’accès au minimum vital pour la population urbaine afin d’acheter la paix sociale
Cette logique peut tenir tant que les cours agricoles restent bas, et stables. Le problème, c’est que la libéralisation des marchés agricoles, caractérisés par de faibles variations de demande et des soubresauts importants de l’offre (accidents climatiques, problèmes politiques, etc.), entraîne structurellement de l’instabilité : les cours sur le marché mondial peuvent ainsi subitement augmenter… et se traduire par une augmentation brutale des prix des produits importés, déclenchant la colère des populations urbaines. C’est ce qui s’est passé en 2007-2008, où la flambée des prix des matières premières agricoles entraîna des « émeutes de la faim » de l’Egypte au Burkina Faso en passant par les pays d’Amérique latine.
Pour cause, notamment, une baisse de la production mondiale de céréales due à un accident climatique en Australie et le détournement de denrées agricoles afin de produire des agrocarburants, des stocks historiquement bas incapables de compenser ce défaut d’offre, et une demande gonflée par une spéculation criminelle décuplée par la panique sur d’autres marchés financiers.
Les pays où des émeutes éclatèrent étaient justement ceux où les gouvernants avaient suivi les “bons conseils de libéralisation“, en ne protégeant pas leur agriculture locale et sans stabiliser par des taxes variables les prix des denrées importées.
Ils s’en étaient remis à la main invisible du marché… qui faillit les balayer du fait de ce brusque mouvement de yoyo des cours mondiaux. Sécuriser : accaparer ?
Les gouvernements de pays très dépendants des importations de denrées alimentaires comme
*l’Arabie Saoudite (qui a décidé de ne plus produire de céréales sur son territoire en 2016, pour préserver ce qu’il reste de ses nappes d’eau souterraines) ou la Corée du Sud ont dès lors pris conscience de leur grande vulnérabilité vis-à-vis des marchés internationaux. Ces pays, ou plus précisément des investisseurs privés de ces pays, se sont alors mis à prendre le contrôle de vastes surfaces de terres arables dans les pays en développement, soit en les achetant, soit en les louant pour de très longue période (généralement pour 50 ans, parfois jusqu’à 99 ans), pour y produire les denrées nécessaires à une partie de leur approvisionnement alimentaire, et les importer à un prix prédéterminé..
La Rédaction