Je voudrais partager une réflexion qui date du 27 novembre 2007, parue dans le
journal La nouvelle Expression n°2135 (p.7) au titre pour le moins provocateur mais expressif de la
réalité politique d’hier et d’aujourd’hui : « Paul Biya est-il machiavélique ? ». Il s’agit d’une entre
plusieurs publications à l’origine du statut de « paria » de son auteur, le Pr Wandji K.. La raison en est
que, pour peu que l’on s’inscrive en faux contre le discours officiel ou la pensée unique, on est
étiqueté « opposant », une maladie honteuse parait-il, comme s’il ne pouvait exister un troisième
camp, celui d’une société civile agissante, vigile de l’intérêt général et du respect de la Constitution.
Mais la raison qui motive la republication du texte ci-dessous 12 ans après, est son actualité. Il donne
à voir que les années passent et avec elles, une stratégie politique se renouvelle, et tels des moutons
de panurge, nous sommes encore et toujours pris au piège, le piège du Pouvoir. Lisez plutôt le texte
entre guillemets pour en être édifié.
« Voici venue (…) le temps pour moi de poser deux questions dont l’une en forme de bilan : la
première est celle de savoir ce que nous réserve comme cadeau notre Président dans son discours de
fin d’année. Va-t-il trancher le débat en cours sur la révision de l’article 6(2) de la Constitution et
mettre ainsi un terme à toute spéculation qui, malheureusement inhibe le travail ou va-t-il, par
ambiguïtés ou silence, continuer à encourager ses troupes et plonger le pays dans une longue
campagne présidentielle ? La seconde question, question-bilan de la présence de M. Paul Biya au
pouvoir, est celle de savoir si le Président sortant a lu Machiavel ou alors est-il tout simplement
machiavélique ? Cette question, qui peut être perçue comme de la provocation ou de l’impertinence,
relève d’une exigence du devoir citoyen. A nos yeux, elle s’impose si l’on veut prendre l’exacte mesure
du génie politique de notre Président et si l’on ne veut pas passer à côté d’une vision de l’homme
politique non pas tel qu’il devrait être, mais tel qu’il est au Cameroun.
Mais avant toute chose, qui est Machiavel ? Ce philosophe florentin est l’auteur d’un ouvrage
référence intitulé « Le Prince » (éd. Hachette, 2007) considéré par les commentateurs et exégètes
comme le bréviaire du politique. Nicolas Machiavel a ainsi donné naissance au substantif
« machiavélisme » et au qualificatif qui en dérive « machiavélique ». Qu’est-à- dire ? Ce sont des
termes qui expriment de la fascination ou de la répulsion à l’égard d’une pratique politique faite
souvent de cynisme, de violence et toujours ouverte à tous les artifices tels fourberie, duplicité, ruse,
folklore…etc.. De ce qui précède, peut-on dire de notre Président qu’il est machiavélique ? Le risque
d’amalgame impose trois lectures de ce qualificatif.
En première lecture, est machiavélique celui qui fait du mal délibérément. Oser aller jusque-là
en ce qui concerne mon Président serait prétentieux, voire irrévérencieux, car il s’agit d’une
affirmation difficilement démontrable tant fait-elle appel à des jugements de valeur et donc à la
morale. Or la morale a ceci de commun avec la religion qu’elle n’a rien à voir avec la politique. Celle-
ci, avec l’avènement de la souveraineté de l’Etat, s’est depuis lors affranchie d’un code de conduite
philosophique ou religieuse. Dès lors, notre Président serai-t-il machiavélique sans être méchant ? La
réponse se trouverait-t-elle dans l’autre lecture ?
En deuxième lecture, est machiavélique celui qui met son savoir au service d’un dessein
essentiellement dommageable à autrui. On touche là au sempiternel problème de l’entourage du
prince (qui brille depuis un moment par son activisme quant à la révision de la Constitution) et on
court le risque de laisser dire que notre Président de la République est faible, voire sous influence, et
que dis-je encore, un pantin ! Et pour cause, depuis des lustres, ses conseillers, heureux d’avoir à
l’excès tout ce que la population malheureuse n’a pas, toutes dents dehors, font preuve de folklore,
de bouffonnerie (marches et motions de soutien), de fourberie, en tout cas sont-ils prêts à toutes les
compromissions pour se maintenir dans les positions autour du pouvoir. Mais, il n’empêche que cet
entourage présidentiel est tout sauf celui qui tire les ficelles : ils doivent tout au prince qui est la
source de leur légitimité. Paul Biya les a fait et il nous montre de temps en temps que ceux qu’il a ainsi
fait, il peut les défaire et leur retirer toute légitimité ; qu’on se le dise donc une fois pour toutes,
malgré la solitude du pouvoir, Paul Biya a la maitrise de sa conduite et à ce jour, il n’a pas manqué
une occasion pour le faire remarquer même aux plus étourdis. Souvenons-nous toujours du fameux
coup de tête à Eric Tchindje qu’Edzoa Titus avait semblé oublier. Alors s’il était machiavélique,
comment le serait-t-il ?
En troisième lecture, l’homme machiavélique est un stratège. Notre Président l’est-il ou use-t-
il seulement depuis toujours de stratagèmes ? On serait tenté de dire les deux à la fois, car Paul Biya
est avant tout un stratège qui userait de stratagèmes à profusion : admirez avec quelle subtilité il a
accédé à la magistrature suprême ; avec quelle habileté il a consolidé son pouvoir alors que personne
ne lui prédisait une longévité au pouvoir. Reconnaissons qu’il n’était pas donné au commun des
mortels de se sortir avec un tel panache du vent démocratique venu de l’Est et qui a soufflé fort au
Cameroun avec les évènements des années 1990, emportant au passage plusieurs de ses pairs.
Reconnaissons qu’il n’est pas non plus donné au commun des mortels dans un pays en crise non
seulement de retirer à l’armée son rôle de redresseur de torts mais aussi de mettre au pas tous les
richissimes hommes d’affaires. Ce serait véritablement faire preuve de mauvaise foi que de ne pas
s’incliner devant l’ingéniosité du chef de l’Etat à brider l’indépendance, la capacité discursive et la
rationalité des universitaires au point de les contraindre soit à l’exil, soit au silence, soit au biyaïsme.
Appréciez avec quelle habileté manœuvrière il a amené les uns et les autres à se satisfaire d’une
Constitution que l’expérience montre qu’il n’a jamais eu l’intention de l’appliquer dans toutes ses
dispositions. Observez avec quel savoir-faire le Président a suscité (…) le débat sur la révision de la
Constitution. Regardez le doigté avec lequel est testé le seuil de popularité d’une révision de la clause
limitative du nombre de mandats présidentiels ; prenez l’exacte mesure de la subtilité avec laquelle
on conditionne une population à accepter une révision dont le Président sortant n’est pas
apparemment le maitre d’œuvre, encore moins le bénéficiaire ; appréciez la justesse avec laquelle on
donne finalement l’impression que l’homme des « grandes ambitions » est l’otage d’une population
qui réclament son maintien en fonction. A chaque fois, le Président de la République donne
l’impression de subir les évènements et semble agir conformément à un plan que chaque
Camerounais croit connaître à l’avance.
Pourtant, ses adversaires réels ou potentiels, tels des victimes, tombent à chaque fois dans les
pièges qu’il leur a malicieusement tendus. A preuve, où est l’opposition politique aujourd’hui ? Que de
cheminement plutôt à la renverse depuis 1990 et la Tripartite ! A la vérité, à scruter la stratégie de
Paul Biya, il parait s’être donné pour maxime de traiter encore et toujours les Camerounais comme un
moyen pour une fin ; cette fin c’est le pouvoir, qui serait lui-même sa seule fin. Cette stratégie
politique vise à chaque fois la recherche des recettes de la domination la plus durable et présente
trois traits d’originalité qui rappellent à s’y méprendre la stratégie machiavélienne. En premier lieu, se
dégage la maîtrise par le Président de la République des moyens destinés à atteindre sa fin : Paul Biya
est plus que jamais et indiscutablement le suprême distributeur des richesses nationales et ce n’est
pas le richissime Fotso Victor qui lui disputerait cette place, encore moins l’ensemble des milliardaires
du G11 honteusement éconduits au dernier réaménagement du Gouvernement. En conséquence,
nous attendons, chacun rivé sur postes radios et télévision nationale qu’il daigne avoir la
magnanimité de laisser tomber quelques miettes qu’on s’empressera de ramasser sans jamais
daigner à en laisser à notre tour pour les autres.
Le deuxième trait d’originalité de la stratégie politique de l’homme du Renouveau, c’est
l’anticipation des désirs et de la conduite de ses adversaires réels ou supposés par la pratique
politique d’un gouvernement de large ouverture sur l’opposition qui renouvelle ainsi un passé
politique camerounais et inscrit le parti unique en « démocratie ». Or, répondre à l’appel du Président
de la République non pour servir tout au moins au parlement, mais pour occuper un poste
gouvernemental sous les ordres du prince, c’est accepter sa domination et exclure la possibilité de le
contester dorénavant au nom de la realpolitik qui se décline chez nous en politique du ventre bien
gros et du double menton. La pauvreté quotidienne en effet engendre l’indigence intellectuelle et
même la provoque. Stratégie payante car le Président de la République se fait ainsi reconnaitre par
ses adversaires comme l’unique chef de tous les partis politiques après avoir été reconnu Président de
tous les Camerounais par le principe majoritaire.
Ces trois traits ci-dessus de la stratégie politique de l’homme du 6 novembre 1982 mettent en
lumière sa maîtrise du champ politique où il semble privilégier les rapports de force ou de pouvoir
dans la cité alors que les Camerounais sont confrontés à une violente paupérisation doublée de
l’arrogance des nouveaux riches presque tous issus de la fonction publique. Du coup, chaque jour que
Dieu fait, ils se morfondent en répétant inlassablement « on va faire comment » et s’empressent de
tromper la réalité quotidienne en s’accrochant aux nouvelles religions qui aident fort heureusement à
trouver des raisons de vivre et d’espérer en attendant non le déluge après Paul Biya, mais des
lendemains qui chantent pour ceux qui n’auront pas encore rejoint d’ici là le territoire des ombres. En
fait, nous osons encore refuser de croire que les hommes politiques n’ont pas d’enfants alors même
que la mise en place des mécanismes de la succession présidentielle ne semblent pas préoccupés le
prince. Peut-être confondons-nous la prudence proverbiale de notre Président, clé de l’action politique
avec la lenteur ou mauvaise foi. Qu’on nous pardonne alors notre impatience ! Mais qu’il me soit
permis tout de même de terminer en posant un certain nombre de questions qui sont autant
d’inquiétudes à lever : veut-on réduire notre Président à un simple point de repère ou le projeter dans
l’intemporel comme un Nelson Mandela ou un Yasser Arafat ? Pourquoi veut-on à tout prix lui enlever
la possibilité d’apparaitre comme l’artisan de notre démocratie en le contraignant à mourir au
pouvoir ? Autrement dit, veut-il quitter le pouvoir tout en comptant aux yeux de l’Histoire des grands
hommes politiques ? Notre Président veut-il être de ceux qui ont écrit l’Histoire positive et compter
au-delà du temps ? Tout est encore possible(…). Mathieu Kérékou au Benin a réussi en peu de temps à
changer l’image du dictateur marxiste qu’il a été au point d’être proposé à la canonisation pour avoir
refusé, entre autres, de céder aux appels incessants de ses partisans à modifier la Constitution pour se
maintenir au pouvoir. Aujourd’hui il vit en paix au milieu des siens dans un état proche de la
vénération. Il n’est donc jamais trop tard aimait à le répéter le chansonnier Pierre Tchana. Surtout ne
me dites pas qu’il importe peu au chef de l’Etat le jugement des autres s’il n’est plus là, car s’il n’est
plus là, Brenda et compagnie seront là et l’argent ne suffit pas à rendre heureux. La progéniture de
Ahmadou Ahidjo ne me démentirait pas ».
Par le Pr WANDJI K