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Cet article vous est proposé par l’équipe de rédacteurs de KryptoSphere. Kryptosphere est la première association étudiante en France spécialisée dans la Blockchain et les cryptomonnaies. Son but est de vulgariser et démocratiser cet univers auprès du grand public.
Nous allons aujourd’hui nous intéresser à une actualité qui est revenue sur le devant de la scène pendant les fêtes de fin d’année, et qui revêt une importance certaine même si elle pourrait sembler ne toucher aux cryptomonnaies que de loin : le président ivoirien Ouattara a annoncé, lors de la visite d’Emmanuel Macron en Côte d’Ivoire le 21 décembre 2019, que la France et huit pays d’Afrique de l’Ouest avaient décidé d’une réforme d’envergure pour le Franc CFA.
Dans cet article, après avoir rappelé en quoi consiste cette monnaie et quels seraient les changements envisagés par cette réforme, nous analyserons comment Bitcoin pourrait (ou non) s’inscrire localement face à cette institution monétaire vieille de près de trois quarts de siècle.
Le Franc CFA
Le Franc CFA a été créé par décret de Charles de Gaulle au sortir de la guerre, le 25 décembre 1945. Initialement, l’acronyme signifiait Franc des Colonies Françaises d’Afrique, et le Franc CFA permettait d’indexer la valeur de la monnaie des territoires d’outre-mer (c’est à dire en dehors de l’hexagone) sur le Franc métropolitain, selon une parité fixe (d’abord 1,7, puis 2 francs métropolitains pour 1 franc CFA). Cette parité a ensuite été maintenue lors du passage à l’Euro, avec une parité fixe entre l’Euro et le Franc CFA.
Il est également important de rappeler que, si le CFA désignait auparavant la monnaie des colonies françaises en Afrique, l’acronyme a trouvé une nouvelle signification avec la décolonisation, devenant le Franc de la Communauté Financière en Afrique pour 8 pays d’Afrique de l’Ouest (à savoir le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo) et le Franc de la Coopération financière en Afrique Centrale pour six autres Etats (situés, eux, en Afrique Centrale). Ces deux francs CFA constituent donc deux monnaies distinctes, désignées respectivement sous les codes XOF et XAF (là ou l’Euro par exemple est désigné par le code EUR). Pour l’instant, la réforme n’impactera que le franc CFA XOF, en usage en Afrique de l’Ouest ; et ce même si les pays d’Afrique Centrale envisagent d’emboîter le pas aux autres et pourraient prochainement remettre en question le fonctionnement de leur monnaie. En effet, les pays d’Afrique de l’Ouest utilisant le Franc CFA (XAF) font également partie, avec 7 autres Etats, de la Cédéao (Communauté Économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest). Ainsi, l’un des objectifs de la réforme du Franc CFA en Afrique de l’Ouest est de permettre la mise en place d’une monnaie commune pour les 15 pays de cette communauté : l’Éco.
Le Franc CFA, on l’a vu, est lié à l’Euro par une parité fixe, de 1 euro pour 655,957 francs CFA, et ce depuis le passage à l’euro en 1999. Cette parité est garantie par la Banque de France qui administre et gère le Franc CFA, aux côtés de la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest et de la Banque des Etats de l’Afrique centrale.
Afin de maintenir cette parité, les Etats africains consentent à ce que l’inflation soit contrôlée de près par la France (avec notamment un taux d’inflation plafond de 2%, là où la moyenne pour les pays limitrophes se situe plutôt autour des 27% d’inflation). La parité avec l’Euro confère ainsi au Franc CFA une certaine stabilité, surtout en comparaison à d’autres pays voisins où la technique de la “planche à billets” a eu tendance à être trop souvent utilisée pour dynamiser l’économie.
Questions de souveraineté
Cependant, cette stabilité monétaire n’est acquise qu’au prix d’une perte importante de la souveraineté de ces Etats sur leur propre monnaie, et même sur leurs réserves de valeur. En effet, en contrepartie de la garantie de convertibilité, par laquelle la banque de France s’engage à ce que les Etats africains puissent convertir librement leurs francs CFA en euros (au taux fixé), puis vers d’autres monnaies (suivant les taux de conversions de ces monnaies avec l’euro), ces Etats doivent déposer 50% de leurs réserves de change au Trésor français, sur des comptes rémunérés. Ces réserves de change, qui sont les avoirs que la banque centrale d’un pays conserve sous forme de monnaies étrangères ou d’autres actifs financiers comme l’or, rapportent alors aux Etats en question. Mais ce fonctionnement n’en constitue pas moins une diminution de leur contrôle sur leurs propres réserves.
Par ailleurs, même si la parité fixe avec l’euro donne au Franc CFA une certaine stabilité, elle s’accompagne d’un inconvénient majeur : l’euro est une monnaie forte, ce qui sied très bien à un pays développé comme la France, mais constitue un poids pour les économies plus émergentes des pays d’Afrique, car cela peut nuire à leurs capacités d’exportation. De plus, l’inflation fixée sous les 2% ne permet pas à ces pays de favoriser les prêts aux entreprises, et donc l’emploi, via la création monétaire.
Les apports supposés de la réforme
En d’autres termes, si la parité avec l’euro permet de garder les Etats africains de certains excès monétaires (qui se sont malheureusement produits ailleurs sur le continent), il peut paraître illusoire de penser qu’une monnaie dont la force convient à l’économie de pays comme la France ou l’Allemagne est également et d’office la plus appropriée pour des pays en développement.
On l’a vu, le but premier de la réforme est de permettre aux 15 pays d’Afrique de l’Ouest membres de la Cédéao de se doter d’une monnaie commune, dont le nom serait “Eco”. Les contours de la réforme, s’ils ont déjà été définis en décembre, restent incertains.
En effet, à l’heure actuelle, la réforme se contenterait de mettre fin à l’obligation de dépôt de la moitié des réserves de changes ainsi qu’à la présence des autorités françaises au sein des organes de contrôle de l’Eco. La parité fixe avec l’Euro serait donc toujours de mise, de même que le rôle de garant financier de la France pour les 8 pays qui utilisent aujourd’hui le Franc CFA. On l’imagine, de nombreux points d’achoppements demeurent, notamment entre les gouvernement des 7 pays qui utiliseraient l’Éco mais n’utilisent pas le Franc CFA aujourd’hui, et se verraient donc dans l’obligation de se soumettre aux règles de contrôle sur l’inflation, indispensables au maintien de la parité Eco/Euro.
Comment Bitcoin pourrait-il changer la donne ?
Dissipons d’emblée les hypothèses les plus fantaisistes : on voit assez mal les gouvernement des pays d’Afrique de l’Ouest opter pour Bitcoin en tant que monnaie. En effet, l’un des reproches adressé au Franc CFA par certains politiques et économistes est la marge de manœuvre très réduite sur l’émission monétaire qu’impose la parité fixe avec l’euro (et donc le contrôle strict de l’inflation). Si ces pays optaient pour Bitcoin, leur contrôle serait encore plus diminué, puisque le rythme de la création monétaire au sein du protocole est fixé dans le code et décroît halving après halving.
Non, le rôle que pourrait jouer Bitcoin est ailleurs, d’autant que les législateurs – notamment français – semblent plutôt s’inquiéter de l’impact potentiel d’autres compétiteurs bien plus tangibles : citons pour mémoire la prise de parole de Bruno le Maire à ce propos l’année dernière, arguant que la libra de Facebook pourrait bien s’installer dans les usages de populations plongées dans des contextes monétaires fragiles.
Un plus grand contrôle sur les réserves de change
La réforme prévoit la fin de l’obligation pour les Etats de déposer 50% de leurs réserves de change auprès du Trésor français. Dès lors, les Etats africains auraient plus de latitude concernant la gestion de ces réserves. L’un des objectifs de ces réserves étant de garantir la capacité d’un pays à résister à un choc important (fluctuation importante et soudaine du prix des matières premières, crise financière, catastrophe naturelle, etc.), Bitcoin – à mesure qu’il démontrera (ou non) sa dimension de valeur refuge – pourrait peut-être à terme intéresser certains décideurs. Il est donc possible que ces États profitent de la plus grande liberté que leur donne le plein contrôle sur leurs réserves de change pour détenir une portion de celles-ci sous forme de bitcoins. Jusqu’alors, ces pays ne pouvaient en effet exercer ce contrôle que sur la moitié de leurs réserves, la moitié déposée auprès du Trésor français étant sous le contrôle de l’institution hexagonale, qui la faisait fructifier selon ses propres méthodes sur la Bourse de Paris.
Détenir une portion de leurs réserves de change sous forme de Bitcoin permettrait également à ces pays de s’affranchir de la toute-puissance du dollar en matière de commerce international, voire d’éventuelles sanctions commerciales. En effet, on a déjà vu des paiements entre pays (souvent opposés à l’impérialisme américain, et donc au dollar) utiliser Bitcoin comme monnaie d’échange (comme ce fut le cas lors d’un échange commercial entre l’Argentine et le Paraguay), et il y a fort à parier que cela pourrait se reproduire à l’avenir, à mesure que croissent les tensions internationales.
De là à voir réellement des banques centrales, en l’espèce africaines, sauter le pas ? Difficile à dire, mais pas impossible, vous répondront certains des plus enthousiastes des bitcoiners.
La souveraineté monétaire des populations
Ainsi, la réforme du Franc CFA ne reviendrait pas sur le principe de la parité fixe entre le Franc CFA et l’Euro. Si les gouvernements africains semblent d’accord avec cet état de fait (puisqu’ils participent à l’élaboration de la réforme), une part importante de la population (et une portion grandissante de la classe politique) voit d’un mauvais œil cette dépendance vis-à-vis de l’Europe et de la France. Outre le vernis colonialiste – puis néocolonialiste – que le Franc CFA a toujours eu et continuerait d’avoir après le passage à l’Éco, cela pose en effet de vraies questions sur la capacité de ces Etats à s’émanciper de la France du point de vue monétaire.
Dès lors, face à l’inaction de ses dirigeants, la population de ces divers États pourrait décider de se tourner vers Bitcoin pour assurer sa souveraineté monétaire. En effet, si l’Afrique est longtemps restée en retrait de la révolution Bitcoin, elle pourrait s’y ouvrir de plus en plus, notamment en raison de la faible bancarisation sur le continent et des déboires politiques et monétaires de certains des gouvernements en place. De plus, la forte pénétration des téléphone portables, puis des smartphones, sur ce territoire, ainsi qu’une couverture internet de plus en plus poussée, pourraient aussi servir de moteur à un futur développement important de Bitcoin sur le continent, comme en témoigne également la récente prise de parole du CEO de Twitter Jack Dorsey sur le sujet.
Dans la continuité du passé spontané ?
Cependant, il convient de ne pas projeter simplement notre propre entousiaste concernant Bitcoin sur un continent entier : on n’a pas attendu Bitcoin sur le continent africain pour s’intéresser à des alternatives débancarisées et (plus ou moins) dissociées de l’Etat. En témoigne M-Pesa, un système de transfert d’argent sur mobile, développé par les entreprises de télécommunication Vodafone et Vodacom au Kenya et en Tanzanie (avant de s’étendre à d’autres pays en Afrique, en Asie du Sud et en Europe de l’Est).
Cependant, ce système ne va pas en soi contre le système monétaire en cours dans ces pays. Si son émergence fut relativement spontanée, et ensuite structurée par ces opérateurs, il se “limite” à apporter une solution à la débancarisation et aux difficultés de transfert d’argent loin des grandes villes. Il s’accompagne de plus aujourd’hui d’une procédure de KYC, et dépend pour rester en activité du bon vouloir des autorités kenyanes, qui lui ont attribué une licence spéciale. Il n’en demeure pas moins que l’une des raisons du succès de M-Pesa réside sans nul doute dans sa facilité d’utilisation : c’est sans doute une des leçons à tirer pour Bitcoin, d’ailleurs. Si ce dernier veut s’imposer, il devra peut-être compter sur des améliorations d’expérience utilisateur apportées par les différentes parties prenantes de l’écosystème.
Les raisons d’un recours à Bitcoin seraient alors multiples, et varieraient suivant les pays ou les régions. Sur des territoires impactés par une forte inflation (ce qui n’est pas le cas des pays de la zone Franc, en comparaison au reste du continent), Bitcoin constituerait une valeur refuge de premier choix face à une monnaie nationale dont la valeur fond comme neige au soleil. Au sein de la zone Franc, l’attrait de Bitcoin résiderait plutôt en ce qu’il échappe totalement au contrôle des Etats, et permettrait donc aux populations locales, et notamment rurales, de s’affranchir du contrôle français indirect dû au maintien de la parité avec l’Euro, ce que ne permettrait pas un système comme M-Pesa.
Bitcoin apporterait également toute sa capacité de résistance à la censure, qui manque cruellement aux solutions de paiement agréées par les Etats. Il faut cependant noter qu’il n’est pas certain (loin de là) que les populations voient une valeur suffisante à s’émanciper de la sorte du contrôle monétaire étatique et français pour sauter le pas et utiliser Bitcoin.
Enfin, on observe encore de nombreux transferts de valeurs de la part de la diaspora africaine, à destination des proches restés en Afrique. Ces transferts, qui passent aujourd’hui encore pour beaucoup par des intermédiaires (qui ponctionnent au passage une commission très conséquente) pourraient à l’avenir passer de plus en plus par le protocole Bitcoin. Ce n’est pas purement hypothétique : des entreprises se spécialisent localement déjà dans le processus, par exemple BitPesa, qui tente de surfer sur la vague M-Pesa pour retirer une part de complexité au procédé.
Le Franc CFA est une monnaie assez ancienne, et qui a peu évolué depuis sa création, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Sa réforme annoncée et la création de l’Éco, dont les contours sont encore incertains, mais qui allégerait a priori légèrement le rôle de la France, relance le débat sur l’indépendance monétaire des pays africains de la zone franc. Un débat dans lequel Bitcoin, du haut de ses 11 ans, pourrait bien s’immiscer… un jour ou l’autre.
Étudiant ingénieur à l’École Centrale de Marseille, crypto-enthousiaste à tendance maximaliste. Éternel curieux, j’aime apprendre et partager. Tombé dans le trou du lapin courant 2017, j’en poursuis depuis l’exploration avec passion.